19 novembre 2005

[Olivier Figueras - Présent] Le cardinal Medina répond à “Présent” - Pour une plus grande liberté de la forme ancienne du rite romain

Présent - Présent - Propos recueillis par Olivier Figueras - 19 novembre/22 novembre 2005

— Fin août, Mgr Fellay a été reçu par Benoît XVI ; le synode des évêques sur l’eucharistie vient de prendre fin, et l’on sait qu’il y a été question de la messe de saint Pie V, même si le texte final ne s’en est pas fait l’écho… Y a-t-il, Eminence, une évolution de la question traditionnelle ?
— La question n’est pas ressentie partout avec la même sensibilité. Il y a des personnes qui se disent en faveur d’une grande largeur de vues sur beaucoup de sujets et qui, par contre, se montrent très rigides vis-à-vis de l’emploi de la forme ancienne du rite romain. Il y a des personnes qui prônent une plus grande liberté dans l’Eglise, mais qui, à mon grand étonnement, ne veulent pas admettre une survivance plus large de la forme ancienne du rite romain. C’est curieux, car l’on tolère, bon gré mal gré, des usages abusifs dans la célébration de la forme récente du rite romain. Pour ma part je souhaite vivement que le Saint-Père fasse une déclaration dans le sens d’admettre une plus grande liberté dans l’usage de la forme ancienne du rite romain.
— Vous êtes venu, au printemps, consacrer l’abbatiale Notre-Dame de l’Annonciation. Vous êtes un peu un habitué de la maison. Vous étiez venu une première fois pour les trente ans du Barroux, puis pour la nouvelle Mère Abbesse, enfin pour le nouveau Père Abbé ; par ailleurs, vous célébrez volontiers, lorsqu’on vous le demande, selon l’ancien rite. Vous êtes, en quelque sorte, un récidiviste. Pour quelle raison le faites-vous ?
— Il y a plusieurs aspects à considérer. Le premier est que la forme ancienne du rite romain est le rite de mon ordination sacerdotale. Pendant une bonne quinzaine d’années, j’ai célébré l’ancienne messe et en ai apprécié les richesses ; ce qui ne signifie pas que je n’apprécie pas les richesses de la réforme décidée par le pape Paul VI.
Deuxième point : ma nomination par le pape Jean-Paul II à la Commission pontificale Ecclesia Dei, qui a pour but d’aider les catholiques qui sont attachés à la forme ancienne du rite romain. C’est une raison qui me semble assez valable.
Troisième raison enfin : il faut souligner que, dans l’Eglise, il y a beaucoup de formes de spiritualité légitimes, qui méritent tout le respect de tous les catholiques. Et cette diversité ne constitue pas une menace pour l’unité de l’Eglise, mais bien plutôt une richesse.
Si donc, pour ces trois raisons, je peux rendre service aux communautés qui suivent la forme ancienne du rite romain, je le fais volontiers ; bien que je célèbre habituellement dans le nouveau rite, parce que j’ai perdu un peu, depuis une trentaine d’années, l’habitude de l’ancienne forme. Mais, de temps à autre, je célèbre volontiers dans le rite de saint Pie V. Cela fait partie de mes responsabilités.
— Mais vous le faites plus facilement que certains autres cardinaux…
— J’ai commencé à utiliser de temps à autre l’ancien rite après avoir été invité au Barroux. Avant cette première visite, je ne l’avais plus célébré. Après cette visite – j’étais alors préfet de la Congrégation pour le culte divin –, il y a eu pas mal de réactions très négatives. Certains ont même manqué gravement de respect dû à ma personne et à un rite qu’accepte l’Eglise. Et c’est à partir de ce moment-là que j’ai recommencé à rendre, volontiers, ce petit service.
— Sans difficulté particulière ?
— Non. Je dois dire qu’il y a certaines prières de l’ancien rite, notamment les prières de l’offertoire, qui me semblent d’une richesse vraiment extraordinaire, et qu’on aurait dû conserver, au moins, à mon avis, comme une alternative. J’ai essayé de le faire lors de la publication de la troisième édition du missel romain, mais je me suis heurté à des oppositions assez fortes… et j’ai dû y renoncer. Sans revenir, bien sûr, sur mon impression qu’il y a de très belles choses qu’il aurait fallu garder, pour la richesse de la vie spirituelle, et surtout parce qu’on y souligne beaucoup le caractère sacrificiel de la sainte Messe.
Car les trois aspects de l’Eucharistie : le sacrifice, la présence réelle et la communion sont reliés entre eux, et le premier d’entre eux est l’aspect sacrificiel. C’est de l’aspect sacrificiel que découle la communion ; et c’est la présence réelle qui donne le sens le plus profond à l’offrande sacrificielle. Je suis très sensible à cet aspect depuis ma jeunesse. Je me souviens que le premier article théologique que j’ai écrit après mon ordination sacerdotale était sur la messe comme sacrifice, il y a une cinquantaine d’années. C’est la raison pour laquelle j’ai énormément apprécié la dernière encyclique de Jean-Paul II sur la messe comme sacrifice : Ecclesia de Eucharistia, où le mot sacrifice apparaît au moins 42 fois.
— Dans un entretien que vous avez accordé il y a quelques mois à La Nef et à L’Homme nouveau, vous évoquez les progrès réalisés depuis le Motu proprio Ecclesia Dei. Est-ce une atmosphère d’apaisement ou une réalité concrète ?
— Il y a un problème psychologique – jusqu’à un certain point. Certains pensent que l’attachement à l’ancien rite peut aller de pair avec un refus de l’enseignement du concile Vatican II, et à l’affirmation que le nouveau rite est hérétique et invalide. Mais cet excès n’est pas le fait de tous ceux qui sont attachés à l’ancien rite, et même pas de la plupart d’entre eux. Si l’on arrive à surmonter cette difficulté psychologique, je crois que, petit à petit, on va avoir une acceptation pacifique. Et même joyeuse : la solution que le cardinal Castrillon Hoyos a trouvée pour Campos a été un exemple extraordinairement positif. Une communauté avec une tradition particulière et une hiérarchie tout à fait reconnue, et qui constitue une expérience et un fruit valables.
— C’est en tout cas le sens de votre action, et votre conviction…
— Oui. Dans le rite de saint Pie V, il faudrait accepter cependant quelque chose du rite nouveau : par exemple, retoucher le calendrier. Il y a de nouveaux saints qui sont tout à fait importants et qui n’apparaissent pas dans l’ancien rite : le padre Pio, les martyrs du Vietnam, des Philippines, de Chine, du Mexique, qui sont des piliers de ces chrétientés.
Il y a aussi la question du lectionnaire. Le nouveau lectionnaire, à mon avis, constitue une richesse. Au moment de Vatican II, un évêque chilien m’avait demandé ce qu’il pouvait proposer au Concile, et je lui avais répondu : un emploi beaucoup plus large de l’Ecriture sainte. Cela ne touche en rien à la richesse, à la tradition de la forme ancienne du rite romain.
— Pour ce qui est du calendrier, le pontificat de Jean-Paul II a été une telle source de nouveaux saints et bienheureux qu’on ne saurait tous les intégrer…
— Il faut distinguer les saints et les bienheureux déclarés officiellement tels et insérés dans le martyrologe romain, soit à peu près 7 000 noms. Dont 25 % sont dus à Jean-Paul II ! Et ceux qui sont intégrés au calendrier universel. Il n’est pas question qu’ils y soient tous. Mais quelques-uns qui sont des saints emblématiques. Par exemple, pour l’Amérique latine, saint Juan Diego, le voyant de Guadalupe… Tous ne peuvent pas l’être, mais une révision du calendrier romain s’impose, me semble-t-il.
— On a parfois l’impression d’une difficulté de compréhension : sensibilité et discipline, d’un côté ; dogme et théologie, d’autre part. N’y a-t-il pas une difficulté à s’entendre au même niveau ?
— Personnellement, je crois qu’il y a eu dans la théologie catholique certains progrès tout à fait orthodoxes qui n’ont pas été assimilés par certains catholiques traditionnels. Par exemple, l’exégèse a produit des éléments valables – et certaines positions qui ne sont pas acceptables. Parfois, on a refusé tout progrès, et on voit des hérésies partout, alors qu’il est question de véritables progrès, ou de simples opinions qui ne constituent pas une menace pour l’unité ou l’orthodoxie catholique. Certaines publications soupçonnent tout ce qui est dit dans l’Eglise catholique d’hérésie, ou d’infidélité à l’orthodoxie. Même les écrits du cardinal Ratzinger y sont farouchement critiqués ; des publications où un document tellement orthodoxe comme Dominus Jesus n’a pas été bien reçu ; où ce joyau d’orthodoxie catholique qu’est l’encyclique Ecclesia de Eucharistia n’a pas été bien reçu parce qu’il y manquait le mot propitiation. Or il faut bien comprendre ce mot que je sais bien avoir été employé par le concile de Trente, et qui appartient à la doctrine catholique : car, dans un sens rigide, il s’agirait d’apaiser un Dieu enragé ; ce qui est une vision tout à fait anthropomorphique de Dieu qui est avant tout amour et miséricorde. Je crois que le sens profond de la « propitiation » pourrait se rendre par « réparation », « grâce de conversion » et même « purification ». Au fond c’est l’amour vers Dieu qui donne le sens profond à l’attitude vraiment religieuse. Ce type de questions empoisonne les discussions.
— Cela peut être dépassé ?
— Je le crois ; mais je crains que certaines personnes n’y arrivent que difficilement…
— On n’a pas toujours l’impression que les documents récents, notamment sur les normes liturgiques, aient eu un impact réel, notamment en Europe. Est-ce un effet de l’habitude de faire à sa façon ? Y a-t-il un moyen de faire admettre ces textes ?
— Vers la fin de mon mandat comme préfet de la Congrégation pour le culte divin, j’avais commencé à ramasser les expériences de partout dans le monde sur l’ars celebrandi, la manière correcte, exacte, élégante de célébrer la liturgie de l’Eglise. Or la liturgie est un acte public, et non privé qui comme tel dépendrait des impressions ou des goûts personnels. Le ministre de l’Eucharistie est un serviteur de l’Eglise, et doit donc célébrer comme l’Eglise le veut. D’ailleurs, la réforme liturgique a établi certaines normes qui permettent des alternatives, laissent un espace prudent aux circonstances, aux choix du prêtre et de la communauté. Pour le mariage, le rituel comprend une trentaine de textes bibliques que les époux peuvent choisir. Il n’y a pas un seul schéma rigide à appliquer également partout. Même pour l’échange du consentement, il y a deux manières de faire. Pour la sainte messe, vous avez trois formules pour l’acte pénitentiel au début ; la possibilité d’employer le Credo de Nicée, ou celui des apôtres ; la possibilité assez large, d’après l’Institution générale du Missel romain, de distribuer la sainte communion sous les deux espèces…
Donc, dans les textes officiels, il y a des possibilités très intéressantes, très pédagogiques que le prêtre peut choisir, ayant comme but toujours le bien spirituel du peuple, et pas du tout son goût personnel. Dans la forme nouvelle du rite romain, on a au moins huit canons de la Messe…
Cela correspond à un désir d’avoir des possibilités plus larges de changements raisonnables. Mais dans certains domaines on passe parfois outre les règles de la célébration digne comme l’Eglise l’a établie. Par exemple, l’emploi obligatoire des ornements, de tous les ornements prévus. Ou bien des défauts « petits », comme la mauvaise habitude de laisser les burettes sur l’autel. L’autel n’est pas une table où poser quoi que ce soit ; l’autel est la table du sacrifice. Donc, sur l’autel, le calice, l’hostie, les chandeliers, le missel et la croix ; et ça suffit. Le reste n’est pas homogène avec la dignité et la noblesse de l’autel comme partie d’un ensemble liturgique.
— L’Europe souffre d’un manque manifeste de prêtres. Quelle est l’explication de cette hémorragie ?
— Je pense qu’il faut s’interroger. La situation est très différente d’un pays à l’autre, même en Amérique latine. Je ne parle pas du Chili d’où je viens. Mais regardez le Mexique : un pays qui a bénéficié de l’apparition de Guadalupe ; un pays qui a eu depuis le XVIe siècle des martyrs, une constante pendant tous les siècles ; un pays qui bénéficie – je ne me trompe pas dans le nombre… – de trois millions d’hommes qui participent à l’adoration nocturne : trois millions de Mexicains qui se lèvent la nuit pour adorer le Saint Sacrement ; un pays où la piété populaire est très vivante, appuyée par les prêtres ; un pays où on a, certes, des péchés, mais où les gens se confessent ; un pays où il y a des actes, voire des habitudes contraires à la chasteté, mais qui sont considérés comme des choses négatives, comme des péchés. En Europe, il y a dans certains endroits une faiblesse de la foi, il y a une désaffection vis-à-vis de l’Eglise, on a perdu le sens du sacré, la chasteté n’est plus une valeur… Aux Etats-Unis, une association de jeunes compte un demi-million d’adhérents, qui promettent d’arriver vierges au mariage. Il y a donc de quoi s’interroger…
PRÉSENT - Samedi 19 novembre 2005

(Suite et fin de l’entretien paru dans l'édition du samedi 19 novembre)

Le diocèse de Guadalajara, où il y a des adorateurs nocturnes, où il y a une liste d’une centaine de béatifications de martyrs de la dernière persécution, a un grand séminaire avec 500 séminaristes, et un petit séminaire avec 700 séminaristes. Je me suis rendu au Congrès eucharistique de Guadalajara, le jour de la procession de la Vierge de Zapopan, il y avait sur les dix kilomètres entre les deux villes – dix kilomètres – quatre millions de personnes. Cela veut dire quelque chose…
— D’où vient la responsabilité en Europe ?
— Il y a plusieurs responsabilités, et on ne saurait les établir de manière mathématique. C’est très difficile. Mais il y a un ensemble de facteurs, parmi lesquels la faiblesse de la foi, tout d’abord, et le mépris de la chasteté, constituent des sources très importantes de la situation. Saint Paul le dit : « Le juste vit de la foi » ; et il est impossible, sans la foi, d’être agréable à Dieu. Et les martyrs : on va béatifier bientôt un groupe de martyrs mexicains. On conserve la lettre d’un garçon, fusillé à 14 ans. La veille, on lui a permis d’écrire une lettre à sa mère, dans laquelle il dit : « Maman, jamais il n’a été plus facile d’arriver au ciel qu’aujourd’hui : je serai fusillé demain. Je vous embrasse. Votre fils. » Si quelqu’un voit comme une véritable joie d’être fusillé pour arriver au ciel, on est dans une autre atmosphère. Mais saint Augustin le dit dans un de ses sermons : on pense au ciel comme quelque chose qui devrait arriver le plus tard possible !
— Qu’en est-il alors de l’état de nécessité qu’invoque la Fraternité Saint Pie X pour adopter sa position ?
— Il faut reconnaître dans la Fraternité Saint Pie X le soin de conserver certaines valeurs qui sont réelles. Ce que je ne peux pas accepter, c’est le refus de l’autorité légitime de l’Eglise, et le refus de la solution proposée du temps du serviteur de Dieu, le Pape Jean-Paul II, par l’entremise du cardinal Ratzinger justement, solution qui était un gage d’équilibre, d’orthodoxie, de sincérité. Certaines personnes vont jusqu’à considérer que le siège apostolique est vacant. Une brochure publiée par la Fraternité lors du Jubilé fait état de 260 papes fidèles à la Tradition, donc les quatre derniers ne le sont pas, et il n’y est jamais question du nom du pape du moment. Si on en arrive à ce point-là, les choses deviennent extrêmement difficiles.
— Il y a la question – centrale, et que vous avez évoquée plus haut – dans ces discussions de la libéralisation de la messe dite traditionnelle, qui, sans être interdite, demande à être autorisée…
— J’estime personnellement qu’on ne peut pas prouver que l’ancien rite ait été abrogé. Il y a de bonnes raisons pour affirmer qu’il est encore en vigueur. D’autres estiment le contraire. Mais, puisqu’il y a doute, on devrait admettre la liberté. Il y a néanmoins un problème pastoral, qui mérite une attention soucieuse, car, si dans une paroisse, on a des rites différents sans aucun ordre, cela peut créer une certaine confusion chez les fidèles. Il faudrait avoir une certaine flexibilité d’une part, et un bon ordre de l’autre.

Je pense que l’Indult Ecclesia Dei doit être perçu comme un essai d’établir certains critères pour le bon ordre ecclésiastique. Je pense d’ailleurs que si le Saint-Père voulait autoriser l’utilisation générale du rite ancien, les prêtres qui voudraient le célébrer seraient peu nombreux : peut-être quelques centaines au plus. La généralité des prêtres continueraient à célébrer dans le rite du Pape Paul VI. Quitte à souhaiter, pour ma part, que certains éléments éliminés du rite ancien deviennent des alternatives dans le rite nouveau ; par exemple, les prières de l’offertoire, et la prière à la fin de la messe, comme offrande du sacrifice à la Sainte Trinité – des prières extrêmement belles et pédagogiques à mon avis.
— Vous dites qu’assez peu de prêtres reviendraient à l’ancien rite. Est-ce un sentiment, ou cela se fonde-t-il sur quelque chose de plus tangible ?
— Je crois que les prêtres, comme tout le monde, ont un sens pratique très aigu. Or le rite ancien est plus complexe ; le rite ancien est, si vous permettez le mot, en désuétude : on ne le voit que très rarement, on n’y est pas habitué, et chacun veut continuer à faire ce qu’il est habitué à faire. Donc je pense que si l’on donnait la possibilité générale de célébrer, quitte à avoir besoin d’un certain ordre dans les diocèses, les prêtres qui voudraient célébrer dans l’ancien rite seraient très peu nombreux. C’est mon impression, mais je peux me tromper.
— Vous évoquez la complexité de l’ancien rite…
— Les rubriques de l’ancien rite étaient extrêmement complexes. Par exemple, il y avait nombre de génuflexions ; il y avait nombre de signes de la croix sur le calice et sur l’hostie ; il y avait des positions qui étaient vraiment très rigides. Aujourd’hui, les gens sont habitués à des manières plus larges, qui ne constituent pas à mon avis un manque de respect au Très Saint Sacrement ; et donc les gens ne voudraient pas de bon gré revenir à des rubriques tellement rigides – des rubriques d’ailleurs respectables.
Moi-même, lorsque je célèbre l’ancien rite, il m’arrive souvent d’oublier que je dois tenir les doigts joints, parce que je suis habitué à célébrer la messe d’après la forme nouvelle.
— Les Orientaux ont, eux, conservé cette prolifération des signes de croix et autres…
— Ce n’est pas exactement le même cas, parce que le rite byzantin est un seul rite, et a été toujours le même ; il n’y en a pas deux formes. Tandis que, pour le rite romain, il y a deux formes. Chez nous, les gens sont habitués à la forme simplifiée.
— Venons-en aux événements récents qui se sont accélérés ces derniers mois : la mort de soeur Lucie, celle de Jean-Paul II, et l’élection de Benoît XVI… Certains se sont étonnés qu’il ne cite pas Vatican II lors du sermon de sa messe d’intronisation… Pensez-vous que le nouveau Souverain Pontife sera une sorte de prolongation du cardinal Ratzinger ?
— On ne peut pas tout dire partout. Si le cardinal Ratzinger n’a pas cité Vatican II, cela ne veut pas dire qu’il ne l’apprécie pas ; je suis sûr que Benoît XVI a accueilli avec joie Vatican II, auquel il a participé comme théologien. Mais chaque Pontife est différent de l’autre ; il ne peut être la continuité totale de son prédécesseur. Si vous prenez Léon XIII par rapport à Pie IX, c’est un changement ; si vous prenez Pie X par rapport à Léon XIII, c’est un changement ; si vous prenez Jean XXIII par rapport à Pie XII, grand changement. Le changement est une chose humaine, et qui fait partie, je le pense, de la providence de Dieu. Chaque personne a reçu de Dieu des dons, des charismes, qui constituent une richesse pour l’Eglise. Donc Benoît XVI va être lui-même. Mais il a déclaré une chose très importante, il a dit : je suis le serviteur de la foi de l’Eglise, pas de mes idées personnelles. Il l’a dit au moins deux fois, notamment au Latran.

C’est capital, parce que le Pape est le gardien de la foi, de la foi catholique, de la foi de l’Eglise, et s’il a quelques idées personnelles discutables, il va se garder de les proposer comme la foi de l’Eglise. Même si le Pape a un diagnostic personnel sur une situation, celui-ci peut être acceptable, mais pas obligatoire pour tout le monde. J’ai une confiance totale dans le fait que Benoît XVI va être un homme extrêmement fidèle à la tradition catholique et que, comme serviteur du ministère pétrinien, il va garder soigneusement la foi de l’Eglise, et faire tout ce qui est possible pour maintenir et pour développer les certitudes de l’orthodoxie qui constitue le pilier fondamental de l’unité de l’Eglise.
— Vous évoquez votre très longue connaissance du cardinal Ratzinger. On a profité de son élection pour ressortir certains jugements de l’époque où il était perçu comme réformateur ; aujourd’hui, il est catalogué conservateur. Y a-t-il une évolution, ou cela n’a-t-il pas de sens réel?
— Au moment du concile Vatican II, il y avait un courant qui souhaitait certains changements dans l’Eglise, changements justes et justifiés, à mon avis. Ils se sont surtout exprimés dans la Constitution dogmatique sur l’Eglise, dans la Constitution dogmatique sur la Divine Révélation, dans la Constitution sur la liturgie, et dans la Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde d’aujourd’hui. Ces quatre documents qui constituent l’ossature du Concile – son centre étant Lumen Gentium – reflètent le sain désir d’incorporer dans l’Eglise les développements d’une pensée qui avait ouvert des horizons plus larges, mais parfaitement orthodoxes.

Si je peux prendre l’exemple d’une personnalité qui représente, à mon avis, le sens le plus pur de ces développements positifs, c’est le cardinal Henri de Lubac. Je l’ai connu personnellement ; il m’a traité comme un ami – même s’il y avait un décalage d’âge considérable entre lui et moi ; je lui rendais visite le plus souvent possible. Lubac était un homme absolument orthodoxe.

Or, des personnes ont émis des soupçons sur son orthodoxie, qui a été reconnue par l’Eglise de manière éclatante lorsque le Pape l’a fait cardinal. Je crois que le cardinal Ratzinger représente exactement la position qu’avait le cardinal de Lubac. Parmi les oeuvres du cardinal de Lubac, il y a une oeuvre vraiment marquante : la Méditation sur l’Eglise, qui est vraiment un chef-d’œuvre. Et je crois que la Méditation sur l’Eglise représente exactement le fond de la pensée du cardinal Ratzinger. Comme elle représentait aussi celle du cardinal – même s’il n’a pas reçu le chapeau… – Urs von Balthasar. Donc, après le Concile, il y a eu des gens qui, faisant appel à l’esprit du Concile, sont allés beaucoup au-delà du Concile et ont proposé des choses inacceptables. Ces gens-là ne sont pas la prolongation de la pensée de Ratzinger ; ce sont des personnes qui ont dévié. C’est le cas de la ligne – extrême – de la théologie de la libération ; des gens qui ont prôné l’ordination des femmes ; des personnes qui voudraient changer de fond en comble la morale de l’Eglise concernant la sexualité, etc.

Or, à mon avis, tout catholique doit être conservateur, parce qu’il faut conserver le dépôt de la foi. C’est ce que dit saint Paul : « Depositum custodi. » Si quelqu’un ne veut pas garder le dépôt de la foi, il n’est plus catholique.
— Le cardinal Ratzinger a, lui aussi, célébré selon l’ancien rite. Peut-on penser que Benoît XVI manifestera la même bienveillance ?
— Je ne sais pas ce que le Saint-Père va faire, parce que cela dépend des circonstances et de la collaboration qu’il trouve. Mais je me permets de vous signaler que le Pape m’a nommé son envoyé spécial – on réserve le terme « légat » pour le cardinal secrétaire d’Etat – pour la bénédiction de l’abbatiale des bénédictines du Barroux. Je suis venu au nom du Pape, et pas seulement parce que je suis favorable à la situation du Barroux. Le Pape a montré sa bienveillance. J’ai été investi de la représentation du Souverain Pontife. Mais ma nomination n’a pas été publiée dans l’Osservatore Romano…
— Vous avez été la voix du Conclave, annonçant l’élection du Pape. On sentait dans votre voix une émotion et un certain plaisir…
— Nous nous connaissons depuis 1962. Après le Concile, dans la commission théologique internationale ; puis, le catéchisme de l’Eglise catholique à la préparation duquel j’ai collaboré. Ensuite, le Compendium (« abrégé »), dont j’ai été aussi membre de la commission cardinalice préparatoire. Nous avons travaillé jusqu’à la veille de son élection. Nos rapports ont toujours été très liés à l’aspect doctrinal (et pastoral) dans l’Eglise. C’est une longue connaissance, même s’il faut garder les distances entre un grand théologien et un petit professeur de théologie.
— C’est presque un hasard que ce soit vous qui l’ayez annoncé…
— Si l’on peut parler de hasard, c’est un hasard ; car j’étais le 5e par ordre d’ancienneté parmi les cardinaux-diacres. Or, l’un est mort : le cardinal Schotte ; les trois autres avaient accompli dix ans comme cardinaux-diacres et devaient passer à l’ordre des cardinaux-prêtres. Et moi je devenais le premier, donc le protodiacre… Et Jean-Paul II a confirmé, le jour même de son hospitalisation, que j’étais le plus vieux…

Pour ce qui est du conclave, on est lié au secret le plus absolu, mais il y a des choses qui sont tout à fait publiques. Je suis parti de mon appartement pour le conclave et j’avais emporté du linge pour 6 jours ; et l’élection est arrivée en 24 heures. Je pense que c’est un fait extrêmement heureux, utile, qui montre que l’unité dans l’Eglise est une heureuse réalité. Que même s’il y a des différences ici ou là, l’élection du Pape a eu lieu très vite. On pourrait dire avec une certaine malice que, à la maison Sainte-Marthe, nous étions très bien logés, nous avions une nourriture excellente, le service était hors pair. Ce n’est pas comme lors du conclave qui a vu l’élection du Pape Paul VI. J’y étais conclaviste : petites chambres, petit lavabo, vase de nuit, un lit, une chaise, une petite table. Nous célébrions l’un après l’autre…

Cette fois-ci, les commodités étaient formidables ; on aurait pu traîner pour l’élection étant donné que notre hospitalité était excellente. Et on est allé extrêmement vite… Cela a été très, très positif.
— Et le nom de Benoît a-t-il, à votre avis, une signification particulière ?
— J’ai toujours été assez lié aux bénédictins, et je crois que la dévotion, la vénération vis-à-vis de saint Benoît est un reflet d’une certaine attitude d’esprit. Si vous lisez la règle de saint Benoît, vous y verrez qu’elle est trempée d’esprit de sagesse et de largeur de vues. Elle n’a pas été conçue comme la règle d’un ordre religieux, mais comme la règle d’un monastère. Le regroupement des monastères est un fait assez postérieur. Ce sont les monastères qui suivaient la même règle qui ont imaginé qu’il fallait prendre une espèce de lien juridique entre eux. Ce n’était pas comme cela au début. Donc saint Benoît est la source d’un cep pluraliste.

La manière de vivre la règle chez les bénédictins, chez les cisterciens, chez les trappistes est différente. Et tous sont des bénédictins au fond. J’ai demandé une fois à un père abbé allemand laquelle des 22 congrégations bénédictines est la véritable congrégation bénédictine. Et ce père abbé m’a répondu : ou bien chacune ou bien aucune. Pour moi, cela représente l’esprit de la saine liberté qui correspond à l’esprit du Pape Benoît XVI.

Je crois que Benoît XVI va être extrêmement respectueux des différences légitimes. Il a dit dans un de ses livres qu’il n’est pas l’homme des institutions, des systèmes, des bureaux. Mais il a une foi profonde dans ce qui constitue le noyau de l’unité de l’Eglise, c’est-à-dire la foi, les sacrements, la prière. 

Propos recueillis par Olivier Figueras
PRÉSENT - Mardi 22 novembre 2005