20 novembre 2006

Benoît XVI, pape de transition ?
par l'abbé Barthe - 20 novembre 2006 - 2ème Carrefour Apostolique, à la Mutualité
Mis en ligne par leforumcatholique.org
Benoît XVI, pape de transition ? J’ai déjà eu l’occasion de dire que l’élection de Benoît XVI en 2005 avait, comme celle de Jean XXIII, mais en sens inverse, toutes les apparences de l’élection d’un pape de transition. Y compris dans l’incertitude initiale, dans laquelle nous sommes toujours concernant Benoît XVI : Jean XXIII avait-il l’intention décidée de lancer l’Église dans l’aventure conciliaire telle qu’elle s’est déroulée ? Oui et non, mais il a posé des actes, il a pris des risques, il a fait des nominations, qui ont déséquilibré l’édifice ecclésial de Pie XII, et qui ont entraîné l’Église vers Vatican II. Toutes choses égales, mais inversement, il est bien clair que Benoît XVI n’est pas anti-conciliaire au sens où l’entendent les traditionalistes. Mais il en train de poser des actes, de faire des nominations, de prendre des risques, notamment liturgiques, qui peuvent conduire à un résultat analogue à la transition de Jean XXIII, inversement analogue, par le biais d’un déséquilibre, voulu sans l’être vraiment, de l’édifice conciliaire.
Le contexte de l’élection 2005 est d’ailleurs l’inverse de celui de 1958. En 58, l’Église entrait dans une espèce de bulle d’optimisme, bulle dans laquelle elle allait vivre jusqu’en 68, malgré de nombreux signes annonciateurs d’une déferlante de sécularisation avec ses conséquences internes gravissimes. Aujourd’hui inversement, on est dans un contexte – surtout en Occident – d’effondrement pastoral, sacerdotal, catéchétique, mémoriel diraient aussi les sociologues, auquel personne ne sait vraiment quelle réponse donner.
On pourrait continuer la comparaison/opposition : Roncalli a été élu, grosso modo parce que les cardinaux, y compris conservateurs, voulaient sortir du style de la dernière partie du règne de Pie XII, estimé trop rigide, renfermé, voulaient sortir d’un « trop » de gouvernement pontifical ; Ratzinger a été élu, inversement, parce que le collège cardinalice voulait sortir du « pas assez » de gouvernement de la fin du pontificat de Jean-Paul II. Mais dans un cas comme dans l’autre, ce que les électeurs voulaient, c’était un changement de style doctrinal, mais non pas un changement de cap doctrinal. Les cardinaux de 1958 ne voulaient pas le concile Vatican II, du moins pas comme il s’est déroulé ; les cardinaux de 2005 ne voulaient pas la fin de Vatican II… Le rythme de ma phrase voudrait que j’achève : … telle qu’elle va se dérouler. Mais voilà : la suite de 1958, nous la connaissons ; la suite de 2005, nous ne la connaissons pas encore, et je laisse donc les points de suspension.
En fait, les talents psychologiques, intellectuels, spirituels respectifs, extrêmement dissemblables (du moins en apparence) de Jean XXIII et de Benoît XVI se retrouvent identiques dans le fait d’avoir su et de savoir faire correspondre leurs intuitions personnelles respectives propres – un progressisme modéré pour Roncalli ; un traditionalisme éclairé pour Ratzinger – aux événements, aux contextes, aux attentes, conscientes ou non, exprimées ou pas, d’une part importante de l’Église. D’où l’extrême popularité de l’un et de l’autre (surprenante pour les deux : le charisme de Pie XII était jugé irremplaçable en 1958, comme celui de Jean-Paul II en 2005), qui dans un cas comme dans l’autre a servi et sert à néantiser toute opposition. En ce qui concerne Benoît XVI, son étonnante popularité désamorce les tentatives d’opposition (les vraies-fausses révélations sur le conclave ; l’utilisation interne de l’affaire du discours de Ratisbonne ; et plus récemment, cette tentative, à mon sens sans avenir, de constitution d’un pôle critique au sein de l’Église italienne autour du cardinal Tettamanzi, lors de la dernière assemblée ecclésiale italienne à Vérone, le mois dernier : le tiers des assistants, qui avaient applaudi à tout rompre le cardinal de Milan, sont restés bras croisés après le discours du pape).
Mais comment appréhender cette intuition de Benoît XVI qui, si elle se déploie, a les meilleures chances de provoquer un déséquilibre du système conciliaire ? Il me semble qu’on peut la qualifier comme la recherche d’un dépassement par inclusion.
Benoît XVI, avec les membres de ce que l’on peut nommer la « génération Benoît XVI » en voie de constitution voudraient éviter une critique directe de l’« esprit du Concile ». Il est cependant un point sur lequel ils y sont conduits de facto : c’est sur le terrain liturgique. S’il est vrai que la nouvelle liturgie a été la transposition cultuelle du bouleversement ecclésiologique de l’événement Vatican II, il est clair qu’à l’inverse que la « remontée de l’intérieur » chère à Benoît XVI se manifeste tout d’abord par une resacralisation de la liturgie.
Un nœud lie deux éléments de la pensée ratzinguérienne : d’une part, une critique implicite, sous forme de « bonne interprétation », de la réforme de Paul VI, au moins telle qu’elle s’est développée sur le terrain ; et d’autre part, un désir plus ou moins marqué selon les cas, d’« œcuménisme » en direction du monde traditionnel, considéré comme un conservatoire de la liturgie et de la doctrine d’« avant ».
Pour donner une note « politique », je dirai que tout pousse les deux pôles tridentin et ratzinguérien, certes très inégaux quant à leur importance numérique, non pas à fusionner mais à établir un front commun, tant du point de vue de la mission pastorale dans les diocèses français en voie de désertification, que du point de vue de la liturgie. Assurément, si d’une part, en certains lieux, paroisses, communautés, la « réforme de la réforme » allait assez loin pour offrir aux catholiques attachés au rite tridentin la possibilité de participer à des cérémonies en faisant une place conséquente aux formes traditionnelles, et si d’autre part, la libéralisation du rite de Saint-Pie-V était assez conséquente, le mouvement de transition serait considérablement accéléré.
Je citerai seulement deux noms et deux livres, significatifs de cette double direction (bonne interprétation ; main tendue aux traditionnels) : le livre – Initiation à la liturgie romaine (Ad Solem, 2003, préfacé par le cardinal Ratzinger) – de l’abbé Michel Gitton, héritier spirituel de Mgr Maxime Charles, qui organisait hier et avant-hier la célébration des 50 ans de la revue Résurrection, livre qui prône une relecture traditionalisante de la réforme conciliaire, qui dénonce « la banalisation des cérémonies liturgiques », « la perte du sens du mystère », « l’improvisation brouillonne », le verbiage moralisant et les « réformes arbitraires » ; et le livre du P. Uwe Michael Lang, de l'Oratoire de Londres, dont le livre, également préfacé par celui qui est aujourd’hui Benoît XVI, Se tourner vers le Seigneur, vient de paraître ces derniers jours en français (chez Ad Solem), et sera présenté à Paris dans dix jours, qui montre le lien intrinsèque entre le caractère sacrificiel de la messe et la direction de la célébration vers Dieu.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : ni en matière de théologie du culte chrétien, ni plus généralement, il ne s’agit pour Benoît XVI d’un retour à Pie XII, comme si Vatican II n’avait pas eu lieu. Si la parenthèse de Vatican II est fermée, ce sera d’abord de facto, remettant à plus tard les questions posées par les débats doctrinaux autour de la réforme de Paul VI et autres. On est en présence, je crois, de ce que l’on pourrait qualifier de franchissement « positif », c'est-à-dire d’une tentative de synthèse des positions affrontées, mais, et c’est capital, avec une relativisation de la position « progressiste », tout en conservant une partie de ses apports. C’est une même tentative de dépassement inclusif qu’avaient menée les PP. Ignace la Potterie, Henri de Lubac, Hans Urs von Balthasar, et Joseph Ratzinger, contre l’historicisme de la critique biblique rationaliste. Le principal angle d’attaque de Joseph Ratzinger dans la question biblique a été celui d’une « réforme de la réforme », c'est-à-dire d’une « critique de la critique ». L’héritage de la critique biblique n’était pas rejeté, mais relativisé et intégré dans une conception plus vaste de l’inspiration. Et ainsi de suite : le dialogue interreligieux non pas évacué, mais intégré dans le « dialogue des cultures ». Avec, en filigrane un projet théologique – et à la longue magistériel – fort intelligent, mais risqué, risqué peut-être pour tout le monde, mais d’abord et avant tout très risqué pour le socle conciliaire, qui paraissait jusqu’ici un socle de granit.