13 octobre 2004

[E. Trapelli - Le Libre Journal de la France Courtoise] C’était il y a trente ans... "Une Eglise parallèle" disait Mgr Lefebvre

E. Trapelli - Le Libre Journal de la France Courtoise - n° 332 du 13 octobre 2004

Ecône, août 1974. S. Exc. Mgr Marcel Lefebvre répète volontiers à ses visiteurs : « Ce que nous faisons est une "Eglise parallèle" ». Plus ou moins interloqués, les visiteurs s’étonnent et s’effraient de ce qui ressemble à l’annonce d’un schisme. Et Monseigneur d’expliquer en soulignant le trait : « Nous gardons la Messe, la doctrine, la discipline et mon espoir que Rome nous reconnaisse comme la vraie. »

A cette époque oubliée par beaucoup, les médias suivent chacune des homélies du vieux missionnaire, croyant trouver un apaisement quand les circonstances le font prêcher sur la Sainte Vierge et une provocation quand il préside une première messe. Il en sourit sans être surpris par l’incompréhension fondamentale des mondains face à son ministère. Plus tard, Monseigneur sacrera des évêques et les mauvais augures voudront voir là consommation d’un schisme annoncé, I’Eglise parallèle.

Cette accusation intéressée n’est pas fondée : la Fraternité est organisée comme une société de prêtres, à la manière de plusieurs autres communautés missionnaires par exemple. Elle a son supérieur général et toute une hiérarchie propre, qui n’est pas faite de nouveaux évêques qui joueraient à doubler les évêques en place.
Or, l’Eglise est "apostolique" chantons-nous dans le Credo. Elle est fondée sur les Apôtres, parmi lesquels Pierre a une mission exceptionnelle et nécessaire à celle des autres évêques il paît les agneaux ET les brebis. Mgr Lefebvre n’a jamais organisé une hiérarchie de type schismatique. Sans doute, il a sacré des évêques sans mandat : il n’est pas le premier ni le dernier au XXe siècle et même aujourd’hui. Des situations exceptionnelles appellent des solutions extraordinaires. C’est même une vertu : la gnômè.

Monseigneur aurait peut-être pu pratiquer différemment une autre vertu : l’eubulie, par laquelle on demande conseil aux hommes sages. Les Anciens d’Ecône, c’est-à-dire des chanoines réguliers, des religieux et des séculiers venus collaborer avec lui étaient généralement pour une négociation avec Rome. La visite apostolique qui s’est rendue ces années-là au Séminaire fut favorable, sans même recourir à des comparaisons peu flatteuses avec d’autres institutions.

Au noviciat des Dominicains de Lille, par exemple, le Père Maître était parti se marier et les novices furent expulsés de la Province de France. Au Séminaire des Carmes, Institut catholique de Paris, les professeurs consacraient les Saintes Espèces sur la table du réfectoire...

Les Anciens d’Ecône étaient autour de Monseigneur à la fois contre ces désordres et pour son action. Ils souhaitaient une remise en ordre générale. Rome était souvent bienveillante pour les Religieux qui voulaient suivre une voie de "stricte observance". En effet, les voeux engagent pour une vie définie et cet engagement est réciproque. 
Il est temps d’avoir pitié des foules
Monseigneur était donc encouragé par ses cadres à traiter avec Rome. En 1975, Paul VI célébrait encore en privé selon le rituel de Pie V en suivant le nouveau calendrier, ce gui agaçait la Congrégation du Culte divin. Il avait un véritable respect pour l’ancien archevêque de Dakar, qui avait démissionné pour laisser le siège à un Africain. Il savait son audience en Afrique. Il aimait réellement la culture française et Jean Guitton en particulier.

Jean Guitton fut donc l’artisan d’une tentative héroïque, avec l’aide d’un ancien diplomate de la Villa Bonaparte. Irrité que sa foi puisse être mise en cause, Paul VI était convaincu que le rituel qu’il avait publié était valide. Jean Guitton reprit donc dans les déclarations les plus récentes de Mgr Lefebvre les phrases qui confirmait ces attentes du pape et demanda à l’évêque de les confirmer. En contrepartie, Paul VI promettait de "tout permettre". Les prêtres seraient incardinés dans la Fraternité, qui serait recommandée pour exercer son ministère. Il serait clair que tout prêtre de rite latin pourrait célébrer dans le rite de Pie V (Missel de Jean XXIII). L’effet d’annonce emporterait l’adhésion des ennemis des polémiques, des opportunistes et des tièdes : la Fraternité sortirait de l’isolement.

Le texte préparé, Mgr Lefebvre y reconnut ses déclarations : « Vous avez bien travaillé, c’est tout à fait ce que je pense », dit-il à Guitton, rue Lhomond, chez les Spiritains où il résidait. « Mais il y a quelques petites fautes de frappe, il faut corriger un document destiné au pape. »

Jean Guitton rentra chez lui rue de Fleurus, enchanté.

La lettre signée n’arriva jamais. Monseigneur fut convoqué à une réunion cardinalice, qui se transforma en tribunal libre de toute règle, sauf celle de le condamner quoi qu’il dise. Ce défaut de formes n’est pas aussi choquant qu’on le croit, le pape est libre de gouverner comme il l’entend, puisqu’il est à la fois source de doctrine et de loi. L’intervention personnelle de PauI VI, promise à Jean Guitton, pouvait tout changer et faire plier même la Curie. Le pape Montini avait une bonne expérience des bureaux et des Français pour savoir quelles vilenies il aurait à combattre. Il avait affirmé être prêt à imposer la paix.

Mais vint le pape polonais qui ignorait à peu près tout des services missionnaires de Mgr Lefebvre et ne comprenait pas l’intérêt du latin. Ses audiences furent des quiproquos. Les Français qui pouvaient intervenir sur lui étaient trop loin de la Fraternité, qu’ils soient Frossard ou Lejeune.

Aujourd’hui, les ennemis de la tradition se sont déconsidérés sans vergogne. La visite apostolique du cardinal Gagnon est remplie d’éloges pour les familles, les éditeurs, les journaux et toute la vie ecclésiale de la tradition. La solution impossible en 1975 est proposée à la Fraternité. Acceptée, elle aura un effet d’entraînement et on ne pourra plus refuser le rite traditionnel aux fidèles qui le demandent.

Voici que des souffrances immenses trouvent un apaisement possible. Après avoir gagné les batailles de la foi, il ne faudrait pas perdre celles de la charité. Cela passe par un examen de l’espérance, cette vertu soeur de la foi comme les Apôtres Jacques et Jean qui les symbolise.

Quel est l’espoir des prêtres : avoir raison tout seul, dans un champ dévasté où il ne reste plus une ivraie, mais où le bon grain aussi a été arraché ? Avoir le malheur d’être seul, au milieu de purs qui s’acharnent à s’épurer, ou bien rester uni à l’Eglise déjà glorieuse à force de pardon, d’absolution, de miséricorde ?

Il est temps d’avoir pitié des foules et de nous-même.

E. Trapelli