18 novembre 2012

[Laurent Jes­tin - Catholica] L’im­passe des her­mé­neu­tiques

SOURCE - Laurent Jes­tin - Catholica - 18 novembre 2012

L’in­ter­mi­nable que­relle des in­ter­pré­ta­tions de Va­ti­can II ap­pelle un re­tour à une ap­proche au­to­nome du point de vue de la mé­thode théo­lo­gique, dé­ga­gée des don­nées fluc­tuantes de la culture contem­po­raine.
Si l’on a, à juste titre, ap­pré­cié le main­te­nant in­con­tour­nable dis­cours de Be­noît XVI à la Curie le 22 dé­cembre 2005, on per­çoit, à la lec­ture d’ou­vrages ré­cents, une forme de désap­poin­te­ment et même, sur un cer­tain plan, de contes­ta­tion des ca­té­go­ries que ce dis­cours a énon­cées, ou plu­tôt de leur sup­po­sée évi­dence et de la pos­si­bi­li­té, dans le cadre par elles posé, de ré­soudre les dif­fi­cul­tés de la si­tua­tion ac­tuelle de l’Eglise.
 
La par­ti­tion des ap­proches re­la­tives au concile Va­ti­can II en deux her­mé­neu­tiques, l’une de « rup­ture », l’autre de « ré­forme dans la conti­nui­té » (et non pas sim­ple­ment de conti­nui­té, comme une lec­ture trop ra­pide et orien­tée l’avait lais­sé croire à cer­tains – mais il suf­fi­sait de lire la suite du dis­cours, sur la li­ber­té re­li­gieuse, pour se pré­mu­nir d’une sem­blable mé­prise), est cri­ti­quée pour sa sim­pli­ci­té. Une troi­sième ap­proche (ou en­semble d’ap­proches, car ces ca­té­go­ries ont, à l’évi­dence, une cer­taine plu­ra­li­té in­terne) est re­ven­di­quée comme pos­sible et lé­gi­time, celle d’une her­mé­neu­tique de tra­di­tion. Ici, une cer­taine ré­ti­cence vient à ac­co­ler les termes « her­mé­neu­tique » et « tra­di­tion » : la suite tend à dé­mon­trer qu’il y a là un oxy­more. Mais c’est ainsi que s’ex­priment les au­teurs concer­nés. Sans doute le dis­cours du 22 dé­cembre 2005 im­pose-​t-​il son vo­ca­bu­laire, au­quel on se range, ne se­rait-​ce que par stra­té­gie et/ou désir sin­cère de prendre sa part de la tâche énon­cée par le pape : comme celle-​ci n’est pas dé­fi­nie, il est pos­sible de par­ti­ci­per à lui for­ger des contours, y com­pris ce­lui-​là.
 
Une ré­cente bro­chure l’ins­crit ainsi dans un cadre gé­né­ral : « Le pape n’a nul­le­ment exclu d’autres in­ter­pré­ta­tions, no­tam­ment celle, proche à cer­tains égards et ce­pen­dant très dis­tincte, de l’“her­mé­neu­tique de conti­nui­té”, que l’on pour­rait qua­li­fier d’“her­mé­neu­tique de tra­di­tion”, qui fut re­pré­sen­tée au Concile par le car­di­nal Ot­ta­via­ni, le car­di­nal Siri, Mgr Le­febvre, Mgr Carli, etc. Les suc­ces­seurs in­tel­lec­tuels de la mi­no­ri­té conci­liaire ont donc, eux aussi, le droit d’en in­ter­pré­ter les textes, et ce d’au­tant plus qu’ils s’adossent à la tra­di­tion bi­mil­lé­naire du ma­gis­tère.» (1)
 
Outre Alpes, c’est la pen­sée de Ro­ma­no Ame­rio et, sur le point qui oc­cupe ici, la tri­par­ti­tion qu’il avait for­ma­li­sée, qui sont mises à nou­veau à l’ordre du jour (2) . L’au­teur de Iota unum aper­ce­vait trois her­mé­neu­tiques re­la­tives au concile Va­ti­can II : la pre­mière, « so­phis­tique ex­trême », re­pré­sen­tée par l’Ecole de Bo­logne et la Nou­velle théo­lo­gie, pro­clame et met en oeuvre une dis­con­ti­nui­té et une rup­ture es­sen­tielles entre l’Eglise d’avant et l’Eglise d’après Va­ti­can II, par une orien­ta­tion de la pen­sée et de la vie chré­tiennes selon des « fi­na­li­tés ex­té­rieures à la foi et à la théo­lo­gie » ; la se­conde, « so­phis­tique mo­dé­rée », celle des papes qui ont suivi et promu le concile, pré­sup­pose et in­voque – sin­cè­re­ment, mais sans sou­vent la dé­mon­trer – une conti­nui­té, s’ef­for­çant « d’orien­ter dans le sens de la Tra­di­tion les am­phi­bo­lo­gies et les équi­voques des textes ». Quant à la troi­sième, elle « s’ap­puie sur la Tra­di­tion » et ar­gu­mente selon les sché­mas d’une théo­lo­gie sys­té­ma­tique ; elle est « dog­ma­tique et contrai­gnante », quand la pre­mière se ré­duit en dé­fi­ni­tive à une idéo­lo­gie ou une her­mé­neu­tique conti­nue, et que la deuxième court le risque de ver­ser dans le sen­ti­men­ta­lisme, le fi­déisme, mâ­ti­nés d’au­to­ri­ta­risme ma­gis­té­riel (3) .
 
Il convient d’in­sis­ter sur ce qui dis­tingue cette troi­sième her­mé­neu­tique des deux pre­mières : certes la Tra­di­tion, mais en­core le re­cours à la théo­lo­gie comme science ; car c’est aussi ce qui peut rap­pro­cher de l’her­mé­neu­tique « de tra­di­tion » cer­tains re­pré­sen­tants de la deuxième her­mé­neu­tique, ceux pour qui il ne suf­fit pas de pos­tu­ler la conti­nui­té, mais qui s’ef­forcent de l’ex­pli­ci­ter. Mais, même en étant conscient de la va­leur re­la­tive que l’on doit ac­cor­der à ces ca­té­go­ries, et des ajus­te­ments qu’elles mé­ri­te­raient, n’est-​ce pas déjà une conces­sion à la pre­mière her­mé­neu­tique que de sim­ple­ment en­trer dans cette pers­pec­tive des her­mé­neu­tiques, et peu im­porte celle dont on se re­ven­dique ? On peut ici ren­voyer les fi­dèles lec­teurs de la revue à un ar­ticle du pro­fes­seur Paolo Pas­qua­luc­ci sur ce point pré­cis (4) . Il nous semble aper­ce­voir, à dé­faut qu’elle soit af­fir­mée clai­re­ment, une telle ré­ti­cence dans deux ré­cents ou­vrages de Mgr Ghe­rar­di­ni, l’un sur l’Eglise (5), l’autre sur la Tra­di­tion (6) , vou­lant par là re­mon­ter en amont d’une pro­blé­ma­tique sans fin et qui, en soi, concède déjà trop à la mo­der­ni­té. Ce qui ne si­gni­fie cer­tai­ne­ment pas qu’il faille tom­ber dans le tra­vers d’une « Tra­di­tion en­fer­mée dans un fixisme in­tou­chable et in­at­ta­quable », selon ce que pointe, dans son der­nier opus en date (7), Mgr Ghe­rar­di­ni comme une mau­vaise ré­ponse, hier et au­jourd’hui, au pro­gres­sisme ; fixisme au­quel on peut sans doute adres­ser les mêmes re­proches qu’à une cer­taine her­mé­neu­tique de la conti­nui­té : sen­ti­men­ta­lisme, fi­déisme, sur fond d’au­to­ri­ta­risme ma­gis­té­riel, ici celui des papes entre Pie IX et Pie XII.
 
Sans doute en va-​t-​il de même, de cette ré­ti­cence à en­trer de plain-​pied dans la ques­tion de l’her­mé­neu­tique ou des her­mé­neu­tiques de Va­ti­can II, dans l’in­ter­ro­ga­tion ini­tiale du père Lan­zet­ta : « Le concile Va­ti­can II se ré­sume-​t-​il à une ques­tion d’adap­ta­tion her­mé­neu­tique plus ou moins réus­sie à la mo­der­ni­té ? » (8) N’est-​ce pas faire un pas vers une théo­lo­gie où l’on n’en­vi­sage plus rien au­tre­ment qu’en termes de condi­tions de pos­si­bi­li­té : « La réa­li­té, et même la foi et la Ré­vé­la­tion de Dieu, ont été su­bor­don­nées à la com­pré­hen­sion du croyant et de l’homme en gé­né­ral […] La foi de­vient une ques­tion : la ques­tion de sa com­pré­hen­sion pour l’homme d’au­jourd’hui.[…] L’in­ter­ro­ga­tion “com­ment com­prendre le Concile” est une consé­quence de la ques­tion que pose le Concile : com­ment com­prendre la foi au­jourd’hui ? » (pp. 21-22) Il convient de re­fu­ser cette pers­pec­tive des­truc­trice, « en exer­çant une éva­lua­tion cri­tique [, non de la foi, mais] de la mo­der­ni­té, en par­tant du pri­mat de Dieu. » (ibid.) Pour as­su­rer cette ré­orien­ta­tion sa­lu­taire, et ainsi au­gu­rer d’une so­lu­tion à la crise, contem­pla­tio et tra­di­tio s’avèrent né­ces­saires, car « nous ne sommes pas l’Eglise, nous n’épui­sons pas son mys­tère » (p. 178). La contem­pla­tion, c’est-​à-​dire la sain­te­té de la vie, ou la vie à l’école des saints, la prière, par­ti­cu­liè­re­ment la li­tur­gie en la « forme ex­tra­or­di­naire du rite ro­main » ; la tra­di­tion, c’est-​à-​dire la pre­mière place don­née à la vé­ri­té et au dogme, à com­men­cer dans l’exer­cice du Ma­gis­tère.
 
Sur ce der­nier point, des er­reurs sont à rec­ti­fier, des am­bi­guïtés à pré­ci­ser ; et nous voici par­ve­nus à la cla­ri­fi­ca­tion que cer­tains ap­pellent, quant à une autre af­fir­ma­tion du dis­cours de Be­noît XVI le 22 dé­cembre 2005 : l’unique su­jet-​Eglise. Le pape avait dé­cla­ré à ce pro­pos : « Il y a l’“her­mé­neu­tique de la ré­forme”, du re­nou­veau dans la conti­nui­té de l’unique su­jet-​Eglise, que le Sei­gneur nous a donné ; c’est un sujet qui gran­dit dans le temps et qui se dé­ve­loppe, res­tant ce­pen­dant tou­jours le même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche. » Or, in­ter­roge le père Lan­zet­ta, « qu’est-​ce qui est pre­mier : l’Eglise ou un concile ? » (p. 8 ) Ce qu’est sou­vent la ré­ponse, on le sait, est plu­tôt une « su­per­dog­ma­ti­sa­tion de Va­ti­can II » (9) , la qua­li­té qui lui est don­née de cri­ti­quer, au moins po­ten­tiel­le­ment, tous les autres conciles pré­cé­dents et la théo­lo­gie an­té­rieure en son en­semble (10) . Cette pré­ten­due qua­li­té pro­vient de ce que l’her­mé­neu­tique n’est pas sim­ple­ment après (« sur ») le concile, mais se trouve dans le concile lui-​même, dès le dis­cours d’ou­ver­ture ; et aussi, ajoute le P. Lan­zet­ta, parce que ce prin­cipe her­mé­neu­tique se pré­sente sous la ca­té­go­rie at­trayante d’ag­gior­na­men­to qui, ja­mais dé­fi­nie et donc peu cri­ti­quable, per­met, elle, de cri­ti­quer et dé­lé­gi­ti­mer en iden­ti­fiant an­ti­qui­té et ob­so­les­cence ; sans ou­blier que l’autre ca­té­go­rie-​phare de pas­to­ra­li­té se char­gea entre la pre­mière et la deuxième ses­sion d’une conno­ta­tion an­ti­dog­ma­tique.
 
On ne sau­rait alors être dupe de cer­tains faux dé­bats entre her­mé­neu­tique de la rup­ture et her­mé­neu­tique de la conti­nui­té, car à la ra­cine de l’une comme de l’autre, on trouve sou­vent une telle su­per­dog­ma­ti­sa­tion, le (et même LE) concile trans­for­mé en vul­gate, terme par le­quel Mgr Ghe­rar­di­ni dé­signe un cor­pus qui ne se ré­fère qu’à lui-​même, ne s’ex­plique que par lui-​même, sans ins­tance cri­tique ex­té­rieure (11) , ni vé­ri­table tra­vail d’ana­lyse his­to­rique, exé­gé­tique, théo­lo­gique et dog­ma­tique, moral et ju­ri­dique (12) . Il faut a contra­rio ré­af­fir­mer que « l’Eglise est plus grande que le Concile. Ce­lui-​ci est une ma­ni­fes­ta­tion de l’Eglise, la plus so­len­nelle, la plus mé­dia­tique di­rions-​nous au­jourd’hui, mais une des ma­ni­fes­ta­tions de l’Eglise. L’Eglise trans­cende le Concile » (13).
 
La né­ga­tion ou le voi­le­ment de cette trans­cen­dance ou pri­mau­té de l’Eglise n’est pas qu’un point his­to­rique : outre ce que l’on a dit de la pers­pec­tive her­mé­neu­tique, l’on peut men­tion­ner cer­taines ma­nières de pen­sée et de faire main­te­nant bien an­crées dans la vie or­di­naire de l’Eglise, des glis­se­ments théo­lo­giques (Ro­ma­no Ame­rio condam­nait for­te­ment un chan­ge­ment dans la théo­lo­gie de la Tri­ni­té, où l’ordre Etre-​Rai­son-​Vo­lon­té était ren­ver­sé au pro­fit de la der­nière, avec des ré­per­cus­sions non-​ra­tion­nelles et sub­jec­ti­vistes en nombre de do­maines de la pen­sée et de l’exis­tence chré­tiennes). L’his­to­rio­gra­phie est aussi un champ de ba­taille en ce do­maine, où l’école de Bo­logne a régné en maître sur l’his­toire de Va­ti­can II, jusqu’à l’étude his­to­rique de Ro­ber­to de Mat­tei et aux cri­tiques sys­té­ma­tiques qui lui ont été faites. Parmi les pu­bli­ca­tions les plus ré­centes, on lira avec in­té­rêt l’ana­lyse que le car­di­nal Brandmüller pré­sente d’une nou­velle édi­tion des Dé­crets des Conciles, en 2006, par l’Ins­ti­tut des Sciences re­li­gieuses de Bo­logne : entre autres choses sur­pre­nantes et en dé­fi­ni­tive ré­vé­la­trices, il y note l’in­clu­sion des dé­crets des conciles de Pise et de Constance, l’ex­ten­sion du cor­pus des dé­crets de Bâle aux pseu­do-​dé­crets qui furent pris alors que le concile avait été trans­fé­ré à Fer­rare, la qua­li­fi­ca­tion de « gé­né­raux » et non d’« oe­cu­mé­niques » pour Trente, Va­ti­can I et Va­ti­can II (14) .Mais, c’est tout de même avec le thème, si ce n’est la doc­trine, de la col­lé­gia­li­té épis­co­pale que la dif­fi­cul­té d’ap­pré­hen­der « l’unique su­jet-​Eglise » dans son unité et sa conti­nui­té se pré­sente avec une acui­té par­ti­cu­lière. Dans les ou­vrages que nous avons pris en compte jusqu’à pré­sent, cer­tains (P. Lan­zet­ta, abbé Barthe) ne dé­nient pas au thème de la col­lé­gia­li­té épis­co­pale tout in­té­rêt, voire même une cer­taine va­leur doc­tri­nale, tout en re­le­vant une réelle am­bi­guïté de for­mu­la­tion et en se mé­fiant du venin in­tro­duit par les confé­rences épis­co­pales. De son côté, sur un thème connexe, Mgr Ghe­rar­di­ni va jusqu’à af­fir­mer que c’est sans doute en rai­son d’une sur­va­lo­ri­sa­tion du pri­mat du pape, accru par un amour sin­cère pour lui, qu’un nombre non né­gli­geable d’évêques vo­tèrent un cer­tain nombre de textes du concile Va­ti­can II, et non tel­le­ment pour les textes eux-​mêmes, in­sa­tis­fai­sants (p. 356). Cette re­marque, outre son in­té­rêt his­to­rique, a va­leur de signe d’une réa­li­té plus ample, en par­ti­cu­lier au­jourd’hui : parce que la Tra­di­tion comme dépôt de la Ré­vé­la­tion est re­la­ti­vi­sée au pro­fit d’une ma­jo­ra­tion ou­tran­cière de l’his­toire dans la for­mu­la­tion dog­ma­tique de la foi – ce qui porte le nom de tra­di­tion vi­vante, mais la tra­di­tion vi­vante peut ne pas être cela… ; parce que l’ex­pli­ca­tion de cette tra­di­tion par le Ma­gis­tère et par les théo­lo­giens ne se fait plus selon une théo­lo­gie sys­té­ma­tique, voire quitte le ter­rain du dogme pour celui du té­moi­gnage, du dia­logue et des sciences pro­fanes, aug­men­tant d’au­tant la ten­dance des fi­dèles mo­dernes à la sub­jec­ti­vi­té, le seul rem­part à un ef­fon­dre­ment gé­né­ral se trouve dans une concep­tion non-​ra­tion­nelle, sou­vent af­fec­tive et en dé­fi­ni­tive au­to­ri­ta­riste du ma­gis­tère ac­tuel. Selon une ter­mi­no­lo­gie théo­lo­gique plus pré­cise, on dira que les dé­fauts dans l’objet ma­té­riel (la vé­ri­té ré­vé­lée) et dans l’objet for­mel (l’au­to­ri­té du ma­gis­tère, selon ses dif­fé­rents de­grés clai­re­ment aper­çus) conduisent à un gon­fle­ment indu du sujet (le pape ou le col­lège des évêques) du Ma­gis­tère ec­clé­sias­tique (15) . Le Ma­gis­tère est, sans plus – ou plu­tôt sans moins… –, « iden­ti­fié au [ma­gis­tère] ac­tuel. Ainsi lui est confé­rée une pré­ro­ga­tive qui n’est pas la sienne propre » (16) : celle d’être l’ins­tance cri­tique du temps pré­sent et, donc, on l’a vu, de toute l’his­toire pas­sée, puisque l’ag­gior­na­men­to et la pas­to­ra­li­té sont de son côté. Pour ré­soudre la dif­fi­cul­té, in­so­luble en théo­lo­gie clas­sique, on a été jusqu’à qua­li­fier le ma­gis­tère de « cha­ris­ma­tique », ce qui ga­ran­ti­rait sa conti­nui­té avec la Tra­di­tion et se­rait donc le point de dé­part de la ré­flexion théo­lo­gique et de l’adhé­sion aux pa­roles de ce ma­gis­tère (17).
 
Une for­mu­la­tion al­ter­na­tive de cette im­por­tance indue est celle qui prend acte de cette autre af­fir­ma­tion conci­liaire – dont, là non plus, on ne ré­sou­dra pas la ques­tion de la va­leur doc­tri­nale ou dog­ma­tique – qu’est la sa­cra­men­ta­li­té de l’épis­co­pat (18) . Elle a sans conteste accru la va­leur de la col­lé­gia­li­té épis­co­pale et, sur­tout, a per­mis d’as­su­rer un lien avec l’af­fir­ma­tion ini­tiale de la consti­tu­tion Lumen Gen­tium sur l’Eglise, à sa­voir la sa­cra­men­ta­li­té de l’Eglise : « L’Eglise étant, dans le Christ, en quelque sorte le sa­cre­ment, c’est-​à-​dire à la fois le signe et le moyen de l’union in­time avec Dieu et de l’unité de tout le genre hu­main » (LG 1). For­mule au conte­nu plus poé­tique que doc­tri­nal, il n’em­pêche qu’as­so­ciée à la sa­cra­men­ta­li­té de l’épis­co­pat et à la col­lé­gia­li­té épis­co­pale, elle peut don­ner lieu à une for­mu­la­tion ra­di­cale de cette sur­éva­lua­tion du ma­gis­tère ac­tuel. Une confé­rence don­née par Mgr Eric de Mou­lins-​Beau­fort, le 24 mars 2012, au ras­sem­ble­ment na­tio­nal des Eglises dio­cé­saines à Lourdes, à l’oc­ca­sion du cin­quan­tième an­ni­ver­saire de l’ou­ver­ture du concile Va­ti­can II, en sera l’exemple (19) : « Dans le col­lège des Evêques, au long de l’his­toire, se laisse voir ce qui n’est pas en­core vi­sible mais qui est ac­quis déjà par le Christ mort et res­sus­ci­té pour nous : le ras­sem­ble­ment de tous les hommes que Dieu ap­pelle au salut dans l’unité éter­nelle de la cha­ri­té ». Cette pre­mière as­ser­tion pour­rait ne pas sur­prendre par son rap­pel de l’in­ter­na­tio­na­li­té de l’épis­co­pat comme mi­roir de l’uni­ver­sa­li­té de l’Eglise ; cela apla­tit quelque peu, selon un cri­tère so­cio­lo­gique, ce qu’est la note de ca­tho­li­ci­té de l’Eglise ou la qua­li­té de Va­ti­can II comme concile oe­cu­mé­nique… sauf que l’évêque auxi­liaire de Paris en­tend si­tuer son idée « au long de l’his­toire ». La conca­té­na­tion des concepts que nous avons an­non­cée est donc éta­blie. Sur un tel fond, la pri­mau­té de la di­men­sion cha­ris­ma­tique sur toute autre – ins­ti­tu­tion­nelle, tra­di­tion­nelle – ne tarde guère à venir, à ce qu’il nous semble, dans les phrases sui­vantes : « L’Eglise n’est pas une réa­li­té toute faite, une ins­ti­tu­tion qui n’au­rait qu’à s’ef­for­cer de se per­pé­tuer sans chan­ge­ment à tra­vers le temps. Elle est au contraire avant tout un don reçu d’en haut, à re­ce­voir tou­jours mieux à tra­vers l’his­toire, l’Es­prit Saint tra­vaillant de l’in­té­rieur le corps qu’est l’Eglise […] pour que le don du Christ pé­nètre da­van­tage l’hu­ma­ni­té et y porte da­van­tage de fruits. » Le coup porté à « l’unique su­jet-​Eglise, que le Sei­gneur nous a donné ; […] sujet qui gran­dit dans le temps et qui se dé­ve­loppe, res­tant ce­pen­dant tou­jours le même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche » (Be­noît XVI, dis­cours à la Curie, 22 dé­cembre 2005), s’il n’est pas fron­tal et rude, qu’est-​il ? Un pas res­te­rait pour tom­ber dans l’au­to­ri­ta­risme ; le voici, en quelques phrases : « Tout ce qui vient de nous n’a sa pleine va­leur de­vant Dieu et pour l’éter­ni­té que si cela s’ins­crit dans la com­mu­nion concrète de l’Eglise. Or, chers amis, à cette com­mu­nion, le Christ Sei­gneur n’a pas donné de forme plus en­glo­bante et plus so­lide ici-​bas que la com­mu­nion du col­lège épis­co­pal […] Chaque évêque en son dio­cèse n’est pas le dé­lé­gué du pape, mais l’en­voyé du Christ Jésus lui-​même, comme chaque prêtre ou diacre dans la part de mis­sion qui lui est confiée, et c’est pour cela pré­ci­sé­ment qu’au­cune ini­tia­tive comme au­cune au­to­ri­té ne peuvent être fé­condes to­ta­le­ment si elles ne conduisent pas vers une union des coeurs plus forte et plus confiante. Les fi­dèles laïcs […] doivent ac­cep­ter que leur com­por­te­ment cor­res­ponde à la fi­gure que ceux à qui il ap­par­tient de le dé­ter­mi­ner veulent pour l’Eglise à ce mo­ment-​là. » On peut com­prendre bien sûr que l’au­teur de ce dis­cours nuan­cé cherche à re­pla­cer dans leur rôle cer­tains laïcs ou­blieux de l’exis­tence de la hié­rar­chie ec­clé­siale. Ce que nous re­le­vons ici, ce sont les ar­gu­ments, dont la clef nous semble ré­si­der dans les der­niers mots, de so­no­ri­té hé­gé­lienne, « à ce mo­ment-​là ».
 
En der­nier res­sort, et comme re­mède aux dis­tor­sions que l’on a re­le­vées, tous les au­teurs aux­quels on s’est ré­fé­ré s’ac­cordent pour af­fir­mer la né­ces­si­té d’un exer­cice enfin clair du ma­gis­tère ec­clé­sias­tique ; et, tou­jours dans une belle una­ni­mi­té, seule la forme so­len­nelle que le pape pour­rait lui don­ner leur pa­raît être à la me­sure de la gra­vi­té des dif­fi­cul­tés pré­sentes, et de leur ca­rac­tère ap­pa­rem­ment in­so­luble selon des pro­cé­dures or­di­naires. En effet, il semble bien que « l’exa­men des dif­fé­rentes pos­tures adop­tées de­puis plus de qua­rante-​cinq ans dans l’in­ter­pré­ta­tion théo­lo­gique de Va­ti­can II pour­rait se pour­suivre in­dé­fi­ni­ment, tant le champ d’en­quête est vaste et ne cesse d’ailleurs de s’étendre avec le temps, mais on ne fe­rait, dans ce cas, que ré­pé­ter un exer­cice qui a sans doute déjà pro­duit les fruits qu’il pou­vait don­ner » (20) .
 
Certes, cer­tains pensent qu’en pal­liant un dé­faut de pé­da­go­gie sur le concile, tant au ni­veau du conte­nu que de son degré d’au­to­ri­té, et en ré­pri­mant les abus d’un cer­tain es­prit du concile, l’on par­vien­drait à une so­lu­tion sa­tis­fai­sante. Mais il semble y man­quer – comme dans les autres pen­sées, il est vrai – un quelque chose qui em­porte l’adhé­sion : soit parce qu’est pos­tu­lée une par­tie de ce qu’on pré­tend dé­mon­trer, soit parce qu’une ex­ten­sion de l’in­failli­bi­li­té du ma­gis­tère en­globe tout. Parmi les pu­bli­ca­tions ré­centes, un tra­vail de l’abbé Lu­cien re­tient l’at­ten­tion (21) : avec la pré­ci­sion et la science qu’on lui connaît, il en­tend poser un cadre suf­fi­sant à un ju­ge­ment sûr des textes du concile, celui de leur au­to­ri­té selon des cri­tères stric­te­ment in­ternes. Di­sons, trop som­mai­re­ment sans doute, que l’on peine à mettre to­ta­le­ment entre pa­ren­thèses les si nom­breuses dé­cla­ra­tions du concile et de Paul VI – sans par­ler d’autres – jus­te­ment sur ces de­grés d’au­to­ri­té ; or, les ré­sul­tats du pré­sent tra­vail ne pa­raissent pas concor­der avec ces dé­cla­ra­tions. A quoi il faut ajou­ter que l’au­teur doit pos­tu­ler un degré ma­gis­té­riel, pour le mo­ment non dé­fi­ni et que, pour sa part, il nomme ma­gis­tère « pé­da­go­gique ». Sans doute est-​ce à rap­pro­cher d’une pro­po­si­tion dont le père Lan­zet­ta se fait l’écho, de voir par­fois dans Va­ti­can II un munus prae­di­can­di plus que do­cen­di stric­to sensu (22) .
 
En at­ten­dant, et quoi qu’il en soit des ré­flexions adres­sées à son en­droit, le dis­cours du 22 dé­cembre 2005 garde sa force li­bé­ra­toire, et a déjà pro­duit, lui aussi, des fruits. Tous ses fruits ? Cer­tai­ne­ment pas, pour ceux qui entrent et per­sé­vèrent dans cette double voie rap­pe­lée par le père Lan­zet­ta : contem­pla­tio et tra­di­tio.

  1. Claude Barthe, Pour une her­mé­neu­tique de tra­di­tion. A pro­pos de l’ec­clé­sio­lo­gie de Va­ti­can II, Mul­ler, 2011, 58 p., ici p. 7. Le sous-​titre de ce « car­net » in­dique que le corps du texte pro­pose les li­néa­ments d’une ap­pli­ca­tion de cette her­mé­neu­tique de tra­di­tion à l’ec­clé­sio­lo­gie du der­nier concile.
  2. . Outre la ré­édi­tion ré­cente de ses ou­vrages, qui a donné lieu à des col­loques, des pu­bli­ca­tions, jusqu’à un ar­ticle élo­gieux dans L’Os­ser­va­tore ro­ma­no, on pense et on se ré­fère ici au livre de Maria Gua­ri­ni : La Chie­sa e la sua conti­nui­tà. Er­me­neu­ti­ca e ins­tan­za dog­ma­ti­ca dopo il Va­ti­ca­no II, Dif­fu­sio­ni Edi­to­ria­li Um­bi­li­cus Ita­liae, Rieti, 2012, 240 p., 21 €. Les ci­ta­tions du pré­sent pa­ra­graphe en sont ex­traites ; tra­duc­tion par nos soins, comme par­tout ailleurs
  3. . Outre l’ou­vrage men­tion­né dans la note pré­cé­dente, on fait ici écho au très in­té­res­sant et ro­bo­ra­tif livre du père Se­ra­fi­no Maria Lan­zet­ta : Iuxta modum. Il Va­ti­ca­no II ri­let­to alla luce della Tra­di­zione della Chie­sa, Can­ta­gal­li, Sienne, 2012, 184 p., 15 €. On re­vient plus loin sur l’au­to­ri­ta­risme ma­gis­té­riel.
  4. . Paolo Pas­qua­luc­ci, « Her­mé­neu­tique de la conti­nui­té ou conti­nui­té de la doc­trine ? Re­marques de mé­thode », Ca­tho­li­ca n. 100, été 2008, pp. 130-​134.
  5. . Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni, La Cat­to­li­ca. Li­nea­men­ti d’ec­cle­sio­lo­gia agos­ti­nia­na, Lin­dau, Turin 2011, 203 p. Le pro­logue de cet ou­vrage, comme le cha­pitre I du sui­vant, sont par­ti­cu­liè­re­ment in­té­res­sants parce qu’ils ex­pli­citent la mé­tho­do­lo­gie qui est celle de l’au­teur, et par là af­firment et jus­ti­fient la né­ces­si­té d’une science théo­lo­gique.
  6. . Id., Quae­cumque dixe­ro vobis. Pa­ro­la di Dio e Tra­di­zione a confron­to con la sto­ria e la teo­lo­gia, Lin­dau, 2011, 208 p., 18 €.
  7. . Id., Il Va­ti­ca­no II. Alle ra­di­ci d’un equi­vo­co, Lin­dau, To­ri­no, 2012, 412 p. ; ici p. 104. Ce der­nier ou­vrage se place dans la suite des deux pré­cé­dents sur le concile Va­ti­can II (2009 et 2011) ; mais comme sa sup­plique d’une étude ap­pro­fon­die du concile n’a pas reçu la ré­ponse qu’il au­rait sou­hai­tée, et pour se dé­fendre non seule­ment de cri­tiques mais aussi d’at­taques, il ex­pli­cite et dé­ve­loppe cer­taines de ses ana­lyses dans ce vo­lu­mi­neux opus.
  8. . S. M. Lan­zet­ta, ibid., p. 8.
  9. . B. Ghe­rar­di­ni, Il Va­ti­ca­no II, p. 36.
  10. . Cf. S M. Lan­zet­ta, op. cit., p. 23.
  11. . Ce que ne sont pas, selon Mgr Ghe­rar­di­ni, la plu­part des textes ma­gis­té­riels pos­té­rieurs au concile, puis­qu’ils en sont issus ; l’au­to-​ré­fé­rence n’est pas alors rom­pue.
  12. . B. Ghe­rar­di­ni, Il Va­ti­ca­no II, p. 337.
  13. . S. M. Lan­zet­ta, op. cit., p. 51.
  14. . Wal­ter Brandmüller, « Una nuova edi­zione dei de­cre­ti conci­lia­ri », in Wal­ter Brandmüller, Agos­ti­no Mar­chet­to, Ni­co­la Bux, Le « chia­vi » di Be­ne­det­to XVI per in­ter­pre­tare il Va­ti­ca­no II, Can­ta­gal­li, Sienne, 2012, 112 p., 10 € ; ici pp. 31-40. Cet ou­vrage col­lec­tif se place ré­so­lu­ment dans une her­mé­neu­tique de la conti­nui­té. Les clefs d’in­ter­pré­ta­tion an­non­cées par le titre sont l’his­toire et la foi. L’ar­ticle de Mgr Bux (« La chiave della Fede per ca­pire il Va­ti­ca­no II », pp. 91-​110) est si­gni­fi­ca­tif d’une vo­lon­té de re­lec­ture tra­di­tion­nelle des textes conci­liaires : il montre que l’on trouve en ces textes tous les élé­ments d’une théo­lo­gie sys­té­ma­tique sur la foi, et par là que le concile per­met d’en­trer plei­ne­ment dans l’Année de la Foi ; mais l’en­tre­prise pa­raît avoir quelque chose d’un col­lage ar­ti­fi­ciel, no­tam­ment par sa mise entre pa­ren­thèses, sans autre forme d’ex­pli­ca­tion, des élé­ments an­thro­po­cen­triques et mon­dains des textes conci­liaires. 
  15. . Cf. S. M. Lan­zet­ta, op. cit., p. 158. 
  16. . Maria Gua­ri­ni, op. cit., p. 119. 
  17. . Cf. S. M. Lan­zet­ta, op. cit., pp. 156 ss.
  18. . Sur le lien entre ces af­fir­ma­tions et la sui­vante, la sa­cra­men­ta­li­té de l’Eglise, la courte étude de l’abbé Barthe, pré­ci­tée, offre un aper­çu très pé­da­go­gique.
  19. . Mgr Eric de Mou­lins-​Beau­fort, « L’Eglise, signe de Dieu et an­non­cia­trice de la paix ». La confé­rence est re­pro­duite dans La Do­cu­men­ta­tion ca­tho­lique, n. 2489, du 6 mai 2012.
  20. . Jo­seph Fa­me­rée : « In­tro­duc­tion. Le style comme in­ter­pré­ta­tion », in Jo­seph Fa­me­rée (dir.), Va­ti­can II comme style. L’her­mé­neu­tique théo­lo­gique du Concile, Cerf, coll. Unam Sanc­tam Nou­velle série, 2012, p. 9.
  21. . Ber­nard Lu­cien, « L’au­to­ri­té ma­gis­té­rielle de Va­ti­can II. Contri­bu­tion à un débat ac­tuel », Sedes sa­pien­tiae n. 119, mars 2012, pp. 9-80.
  22. . Cf. S. M. Lan­zet­ta, op. cit., p. 155.