31 décembre 2014

[Bulletin de la Communion Phalangiste au Canada] Dom Paul Bellot, ou la renaissance de l'architecture religieuse

SOURCE - Bulletin de la Communion Phalangiste au Canada - décembre 2014

Il y a soixante ans, s’éteignait à l’Hôtel-Dieu de Québec, Dom Paul Bellot, moine bénédictin, l’architecte de la basilique de l’Oratoire Saint-Joseph et de l’abbaye de Saint-Benoît-du-Lac. À cette occasion, une intéressante exposition lui est consacrée au musée de l’Oratoire jusqu’au 11 janvier 2015; cependant, centrée sur ses principales réalisations au Canada, elle ne permet pas de se rendre compte de toute son œuvre et des principes qu’il voulait réintroduire dans son art afin de provoquer une renaissance de l’architecture religieuse. La révolution conciliaire la fit avorter, mais il n’est pas dit qu’elle ne retrouvera pas toute son actualité.
DE L’ARCHITECTURE AU CLOÎTRE ET DU CLOÎTRE À L’ARCHITECTURE
Paul Bellot est né à Paris, le 7 juin 1876. Son père étant architecte, c’est tout naturellement qu’il s’engagea dans cette profession. Très doué, il entra à 18 ans aux Beaux-Arts de Paris. Élève modèle, très bien noté, il suivit avec application une formation académique qui lui mérita son diplôme d’architecte à 24 ans. Durant ces années, plusieurs voyages en Espagne lui permirent de découvrir l’architecture mauresque qui l’impressionna beaucoup. Trente ans plus tard, à Dom Claude-Marie Côté, l’un de ses disciples canadiens, il conseillera : « Étudiez l’art des Arabes, ce furent des as en architecture et en décoration, nous sommes des barbares à côté d’eux. » Il lui manquait de savoir que “ l’art arabe ” avait pour source en réalité l’art byzantin.

Curieusement, au sortir de l’école, il ne se lança pas dans la carrière. Il dira « qu’à cette époque, il n’avait pas d’idées bien nettes, mais seulement le désir de faire autre chose que ce qu’il voyait faire autour de lui. » En fait, cette hésitation cachait la maturation d’une authentique vie spirituelle sur laquelle il restera toujours très discret.

En 1901, il renonça à l’architecture pour entrer chez les Bénédictins de Solesmes, que la République venait d’expulser et qui avaient trouvé refuge sur l’île de Wight, non loin des rivages du sud de l’Angleterre. C’est là qu’il prit l’habit de novice le 6 octobre ; il fera profession le 29 mai 1904. Il partageait avec bonheur les convictions très réactionnaires et monarchistes de son Père Abbé, Dom Delatte.

L’exiguïté du vieux manoir où les exilés s’étaient installés tant bien que mal rendait nécessaire la construction d’une chapelle provisoire que Dom Delatte confia à Dom Mellet, l’architecte de l’impressionnant agrandissement de l’abbaye de Solesmes dominant la Sarthe. Mais celui-ci, âgé, demanda à être secondé par le jeune profès. C’est à cette occasion que ses talents et sa compétence se révélèrent, ce qui détermina son Abbé à lui donner en 1906 une obédience étonnante pour un religieux si jeune.

La communauté bénédictine de Saint-Paul de Wisques, dans le nord de la France, dépendante de Solesmes, mais réfugiée en Hollande près de Breda, devait, elle aussi, édifier son monastère. Le projet, préparé par un architecte lillois réputé, ne convenait pas à Dom Delatte qui le trouvait trop onéreux. Il fit venir le jeune profès et lui déclara simplement : « Mon enfant, vous partirez dans quelques jours à Oosterhout pour y commencer la construction d’une abbaye. »

« Les corrections que fit le jeune architecte modifiaient à tel point le concept de son aîné que celui-ci offrit de se retirer du projet. Cela faisait reposer la responsabilité d’un ambitieux programme architectural sur les épaules de quelqu’un n’ayant encore aucune expérience de la construction », nous dit Claude Bergeron dans sa remarquable étude L’abbaye de Saint-Benoît-du-Lac et ses bâtisseurs.

Les contraintes budgétaires imposaient la recherche de nouvelles méthodes. Il était hors de question d’imiter ce qui s’était fait dans le passé et d’imaginer un décor moyen-âgeux avec une statuaire abondante. Dom Bellot confiera bien plus tard à ses amis canadiens : « L’apprentissage de la vie monastique, fort heureusement, me permit de me livrer vraiment à la réflexion, de me dégager de la fascination des formes anciennes et de découvrir, pour mon profit, l’âme même de la tradition, son courant vital, et, en lui, les principes perdurables de l’art et du goût. »
UNE RÉVOLUTION ARCHITECTURALE
Sa première originalité fut d’employer la brique, très économique, au lieu de la pierre, matériau noble dont l’utilisation était de rigueur pour un monastère.

Disciple de Viollet-le-Duc, le grand architecte du XIXe siècle qui redécouvrit l’art médiéval, il opta résolument pour le « rationalisme structural », qui fait correspondre la structure architecturale à un besoin, à une nécessité dictée par la fonction du bâtiment et par l’idée qui préside à sa construction.

Il résolut donc de bâtir des lieux fonctionnels, propices à la vie monastique, à la prière et au recueillement, dont la seule décoration serait constituée par les lignes de force de la structure du bâtiment et par le dessin de l’appareillage des murs de brique. Il porta aussi un soin particulier aux jeux de lumière et à l’acoustique.

Dès son coup d’essai, Dom Bellot se révéla un architecte de génie. Le monastère, construit entre 1906 et 1908, 1919 pour l’abbatiale, était d’un style nouveau, mais non pas révolutionnaire. Il maîtrisa parfaitement l’utilisation de l’élégant arc “ en chaînette ” (appelé ainsi parce que son tracé reproduit en l’inversant la courbe que dessine naturellement une chaîne suspendue à ses extrémités et abandonnée à la pesanteur), qui permet de couvrir d’un seul tenant une large salle. Cet arc a aussi l’avantage d’exercer peu de poussée, donc de diminuer l’importance des contreforts ; Dom Bellot les remplaça par des arcs plus petits liant le mur extérieur de la bâtisse aux arcs à chaînette, délimitant ainsi des espaces de circulation fort pratiques.

Abbaye de Quarr, la voûte du sanctuaire
De retour à l’île de Wight pour sa profession solennelle qu’il fit le 6 juin 1907, Dom Bellot se vit également confier la construction d’un monastère pour sa propre communauté, au nord de l’île, à l’emplacement de l’abbaye cistercienne de Quarr, détruite par Henri VIII. Les travaux commencèrent le 11 juillet 1909. Un an plus tard, les bâtiments monastiques étaient achevés ; l’église le fut en 1912 et l’hôtellerie, en 1914.
L’abbaye de Quarr est un chef d’œuvre, dans le même style qu’Oosterhout, mais avec plus d’audace. Les arcs sont plus élevés et leur courbure est soulignée par l’usage de briques polychromes et de joints de couleur. À l’extérieur, les murs présentent une surface plane en retrait de laquelle se situent les fenêtres. Dom Bellot recherche la simplicité et la vérité : aucune fantaisie, pas de faux-semblants, l’emplacement des fenêtres et leur taille révèlent la répartition et l’utilisation des pièces.

L’abbatiale surtout est remarquable, le jeune architecte a exploité au maximum la possibilité de séparer les murs extérieurs de la structure du bâtiment. Il a pu les percer de larges fenêtres dont il tamise ensuite la lumière à l’intérieur par des arcs ajourés perpendiculaires aux arcs structuraux et parallèles au mur. Il crée ainsi un jeu d’ombre et de lumière particulièrement propice à l’atmosphère religieuse du saint lieu.

Vingt ans plus tard, en route pour le Canada, il s’arrêtera à Quarr où il n’était jamais retourné depuis la construction. Se tenant debout dans le chœur, il aurait déclaré : « Je n’ai jamais plus réalisé une telle chose. »

Après-guerre, Dom Bellot revint en Hollande pour achever l’abbatiale d’Oosterhout. C’est alors qu’un curé des environs, ému par la beauté du sanctuaire, obtint des supérieurs de Dom Bellot que celui-ci fasse les plans de sa nouvelle église paroissiale. Ce sera la petite église Saint-Joseph-de-Noordhoeck près de Breda, qui reste « une joie pour le cœur et les yeux, elle y est aussi l’unique et commune richesse des pauvres habitants ».

L’église Notre-Dame-des-Trévois, en Champagne
Pour sa conception et sa décoration, Dom Bellot profita de l’apport d’un peintre coloriste néerlandais entré en communauté en 1917, le frère François Mes. Leur collaboration dura jusqu’à la mort du moine-bâtisseur.

Désormais, les briques polychromes ne serviront plus uniquement à souligner le profil des arcs, mais composeront des motifs décoratifs dont les couleurs, liées aux jeux de lumière, contribueront à créer cette atmosphère de piété, propre aux sanctuaires construits par Dom Bellot, qu’on surnomma aussi “ le poète de la brique ”. La petite église Notre-Dame-des-Trévois, à Troyes, en est un bel exemple.
UNE EXTRAORDINAIRE FÉCONDITÉ
Les revues professionnelles firent un large et favorable écho à ces premiers chantiers, ce qui lui valut rapidement une renommée internationale. Comme il était aussi réputé pour la justesse de ses devis, les commandes affluèrent, au point que ses honoraires seront la principale ressource de son abbaye pendant presque vingt ans. La Hollande, la France, la Belgique, le Portugal, l’Argentine et, bien sûr, le Canada possèdent d’importantes réalisations de cet architecte qui reste avant tout un moine.

« Il n’a jamais rien sacrifié au monde, dira un de ses meilleurs amis. C’est hors de son monastère qu’on peut juger des vertus monastiques d’un religieux. Ayant eu souvent l’occasion de le voir sur les chantiers et dans le monde, je ne l’ai jamais rien vu faire, je ne l’ai jamais rien entendu dire qui ne fût digne d’un religieux. Sa réserve ne laissait aucune prise aux femmes. Il m’a dit que jamais ses travaux ne lui avaient causé la moindre distraction pendant les offices. » On ne lui a connu comme défaut que celui d’être toujours très plaisantin. Au même ami qui lui en faisait un reproche, il répondit que « c’était d’abord une détente, puis un moyen d’ouvrir les esprits, d’atteindre des gens, en des pays d’hérétiques ou d’apostats, parmi lesquels sa robe de moine aurait pu jeter un froid. »

En 1922, il entra en contact avec un architecte français, catholique, Maurice Storez, fondateur de l’Arche, un groupe de jeunes artistes dont l’ambition était de travailler au renouveau de l’art sacré en France. Il fit plusieurs chantiers avec lui, dont l’église Saint-Chrysole-de-Comines, dans le nord de la France, où, pour la première fois, Dom Bellot abandonna la brique pour le béton armé.

Pour ce faire, il s’inspira de l’église Saint-Jean-de-Montmartre qui, en 1900, fut la première église bâtie en béton armé. Si elle ne rencontra pas la faveur des fidèles, le jeune architecte qu’était alors Paul Bellot en avait été impressionné. À Comines, il reprit cette technique, mais avec une certaine timidité. Par contre, en 1928, pour l’église Sainte-Thérèse-de-Nimègue, il n’hésita plus à lancer des arcs de béton armé “ en chaînette ”, qui lui permirent d’élargir la nef en la libérant de toute entrave visuelle. Dans ce genre, une de ses plus belles réussites sera l’église d’Audincourt, en Franche-Comté ; il s’en inspirera pour l’Oratoire Saint-Joseph.

L’église d’Audincourt, en Franche-Comté
C’est donc une erreur de cantonner l’œuvre de Dom Bellot à l’utilisation de la brique. Il était prêt à utiliser n’importe quel matériau, pourvu qu’il réponde aux exigences du cahier des charges, dans un souci d’économie et de bon goût.

Le couvent des Tourelles à Montpellier, aujourd’hui détruit, fit sa réputation de concepteur de monastère lorsque des contraintes locales obligeaient à rompre avec le plan coutumier. Ce qu’il créait était toujours parfaitement fonctionnel, très agréable à vivre. Un de ses principes était que la disposition des pièces devait rejaillir sur l’ordonnance architecturale extérieure des bâtiments, en déterminant la forme et la décoration. Le couvent des Augustins d’Eindhoven aux Pays-Bas et le prieuré Sainte-Bathilde de Vanves illustrent cet art.

Nous ne pouvons évoquer ici que ses principales œuvres ; elles ne représentent qu’une petite partie de ce que sa formidable capacité de travail lui a permis de concevoir.

On se condamnerait à ne pas comprendre l’essence même de son architecture si l’on oubliait que Dom Bellot était profondément réactionnaire. Il concevait son art comme un moyen, parmi d’autres, de lutter contre l’envahissement de l’impiété.

Il avait la conviction que l’art, qui est le reflet de la société en même temps qu’il l’influence, est dominé depuis la Renaissance par le culte de l’homme, de l’homme individuel, livré à ses caprices. Il voulait donc lui redonner les principes qui en feraient un instrument de révélation de la présence divine et de la relation entre l’humanité et Dieu. Il concevait son travail comme un service de l’Église et… de sa patrie, car l’art religieux étant essentiellement catholique, il est principalement français. C’est ce qui explique son intérêt pour le Canada, qui va occuper les dix dernières années de sa vie.
LE CANADA FRANÇAIS ET DOM BELLOT
L’abbaye Saint-Benoît-du-Lac,
au premier plan le prieuré primitif
Il aimait rappeler que son désir d’établir des liens avec le Canada français remontait à 1910, après le passage d’évêques canadiens à Quarr, où on lisait aussi Le Devoir d’Henri Bourassa, auquel Dom Delatte s’était abonné.
En 1926, Dom Bellot reçut une lettre d’un jeune étudiant de Beauport, Adrien Dufresne, qui désirait se spécialiser en architecture religieuse. Il l’invita à venir travailler avec lui, lui prodigua des conseils, tandis que Dufresne le renseignait sur l’architecture religieuse au Canada de cette époque. Dom Bellot ne put que constater qu’«elle n’avait pas grand caractère».

Dufresne transmit son enthousiasme pour l’œuvre de Dom Bellot à ses amis, dont deux futurs architectes : Édouard Courchesne et Claude-Marie Côté qui entrera chez les Bénédictins de Saint-Benoît-du-Lac. En 1929, Dufresne fit le voyage en Europe pour rencontrer celui qu’il considérait comme son maître, et visiter ses réalisations. D’autres prirent le même chemin, en particulier Édouard Fiset, Pierre Rinfret, Léonce Desgagné, qui vont tous devenir, au Québec, de grands architectes.

Le fruit de ces voyages fut une exposition photographique des réalisations de Dom Bellot, présentée à Québec et à Montréal. Son succès le fit opportunément connaître aux prêtres fondateurs de paroisses rendues nécessaires par l’augmentation de la population, et qui avaient donc la charge de la construction des nouvelles églises. Le clergé était alors le principal client des architectes.

À la même époque, Claude-Marie Côté, ce jeune bénédictin de Saint-Benoît-du-Lac, s’essayait à concevoir les plans de la future abbaye, en suivant les indications quelque peu contradictoires de son prieur. Il les soumit à Dom Bellot ; leur échange de correspondance fit évoluer le projet initial dont les initiateurs, avec reconnaissance, prirent conscience de la complexité.

Beaucoup souhaitèrent donc un séjour de Dom Bellot au Canada. D’autant plus que l’abbé Lemieux, chargé de la construction du campus de l’université Laval à Sainte-Foy, d’un grand séminaire et d’une nouvelle cathédrale à Québec, et l’abbé Maurault, qui présidait à la construction de l’Université de Montréal, désiraient eux aussi pouvoir avoir recours aux lumières du moine-bâtisseur.
LES PRINCIPES D’UNE RENAISSANCE DE L’ARCHITECTURE RELIGIEUSE
Dom Bellot au travail
Dom Bellot se rendit à leur invitation en 1934. À cette occasion, il donna un cycle de sept conférences où, pour la première et unique fois, il fit la synthèse des principes de son œuvre.
Elle commence par une réflexion sur le lien entre la beauté, le bon goût et l’idée qui préside à la conception de l’œuvre architecturale :

« Quant au goût, au bon goût, c’est-à-dire à cette connaissance exacte des besoins, des idées, du génie de notre civilisation, à cette expression vraie et tempérée de ce qu’elle a droit de nous demander, il faut chercher longtemps pour le trouver [aujourd’hui]; et si, par aventure, ce goût du vrai se fait jour, il étonne la foule et excite la censure, sinon les colères, de ceux qui se donnent comme les seuls dépositaires des saines doctrines.

« Toute forme d’architecture qui ne peut être donnée comme la conséquence d’une idée, d’un besoin, d’une nécessité, ne peut être regardée comme une œuvre de goût. S’il y a du goût dans l’exécution d’une colonne, ce n’est pas une raison pour que la colonnade dont elle fait partie soit une œuvre de goût ; car, pour cela, il faut que cette colonnade soit à sa place et ait une raison d’être.

« Le bon goût possède ce privilège de s’imposer à travers les temps et malgré les préjugés, comme tout ce qui découle de la vérité. Le goût n’est pas, comme le pensent quelques-uns, une fantaisie plus ou moins heureuse, le résultat d’un instinct. Personne ne naît homme de goût. Le goût, au contraire, n’est que l’empreinte laissée par une éducation bien dirigée, le couronnement d’un labeur patient, le reflet du milieu dans lequel on vit. »

Il en conclut que toute société devrait avoir un style qui lui soit propre, en tant qu’expression de la vérité de son être, de son histoire, de sa pensée, et plus que tout, de sa religion. Après s’être lamenté sur le début du XXe siècle, « phénomène unique dans l’histoire de l’humanité, cette époque n’a pas d’art qui lui soit propre », après avoir fustigé des architectes comme Le Corbusier, dont l’œuvre reflète l’idéologie matérialiste et communiste, il souhaite que renaisse un art chrétien, qui serait une affirmation de la vérité catholique et qui serait donc, de ce fait, un apostolat.

« Le Canada, dans ce domaine, n’est-il pas une terre toute préparée ? J’en ai la conviction profonde. De quelques milliers vous êtes devenus un peuple ; il est normal que cette vie qui bouillonne en vos cœurs se traduise par un effort collectif, qui pourra enfanter des œuvres nouvelles et durables : l’Amérique a besoin de cet apport canadien français pour sortir du matérialisme où elle est enfoncée. (…) un style est le résultat d’une impulsion commune, d’un accord spirituel, d’une foi religieuse. Voilà ce qui vous fera faire de grandes choses. »

Ce style, explique-t-il ensuite, ne peut pas être simple reproduction du passé. Ne serait-ce que parce que bien des conditions ont changé, à commencer par le manque de ressources. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille mépriser la tradition. Au contraire, celle-ci doit être étudiée profondément, mais « l’archéologie est à l’architecture ce que la nourriture est à l’homme : une alimentation mal comprise peut anémier, ruiner la santé, ou même entraîner la mort. Au contraire, rationnellement entendue, en tenant compte des tempéraments des individus, elle entretient la santé et donne de la vigueur. »

Reprenant alors les enseignements classiques, en particulier ceux de saint Thomas, il rappelle les conditions intemporelles du beau : « Le beau consiste en une juste proportion des choses », et son lien intrinsèque avec l’œuvre divine : « Avec le beau, c’est l’être même, c’est le reflet de Dieu que nous atteignons ; de ce Dieu qui, naturellement et surnaturellement, est la fin de notre vie humaine ; et notre esthétique doit inspirer la technique qui dirige immédiatement notre art. »

Tels sont les principes qu’il a appliqués à l’architecture qui « vise le beau par-delà l’utile ». « L’architecte, dit-il aussi, doit être un artisan de beauté dont le clavier n’est pas autre chose que les lois de la construction. » Et tout spécialement, lorsqu’il s’agit d’une église, l’architecte doit « se servir des choses de la nature pour les faire concourir au dialogue de l’âme avec Dieu, de Dieu avec l’âme. »

Une partie de ses propos est particulièrement passionnante, celle où il brosse une rapide histoire de l’architecture. Il y démontre que son art a connu à la Renaissance une véritable coupure : il cesse alors d’être l’art-premier. À partir de cette époque, l’architecte construit, donne un volume habitable, éclairé… mais c’est le sculpteur, le peintre qui lui donne une âme.

Dom Bellot plaide pour le retour aux principes qui ont présidé à l’essor de l’architecture pendant des siècles : la forme doit primer sur la lumière et la couleur, car c’est la forme, dit-il, qui parle à l’intelligence ; mais à la forme doivent s’ajouter, et c’est essentiel, la lumière et la couleur, « éléments nécessairement requis par toute beauté humaine ».
Dom Bellot à la fin de sa vie
Au contraire, l’art moderne n’ayant rien à dire, n’ayant pas de contenu, privilégie la couleur et la lumière pour suggérer ce que le spectateur voudra bien y voir.

Une fois donc posée l’importance de la ligne et de la forme, Dom Bellot expliquera ses conceptions de l’art de la proportion. C’est une question qu’il avait beaucoup travaillée, notamment en étudiant l’application du nombre d’or, très utilisé au Moyen-Âge. Il inventa « l’équerre mystérieuse », qui lui était un instrument de travail pour déterminer la bonne proportion des formes et des volumes qu’il dessinait ; il s’en servait avec une dextérité époustouflante, mais il en garda jalousement le secret.

Cependant, loin d’être prisonnier de ce système, il constatait au contraire que l’emploi systématique des lois mathématiques donnait aux bâtiments, certes parfaits dans leurs proportions, quelque chose de froid. « Il ne faut pas oublier que l’œuvre vraiment belle naît du choix judicieux des proportions, puise ses éléments dans la liberté. Ce système de proportion est, pour le constructeur, ce que la gamme est pour le musicien. (…) Les lois mathématiques ne donnent qu’un schéma, l’esprit de l’artiste doit l’animer. »

Dans le même ordre d’idée, il explique que l’agencement des formes d’un bâtiment doit créer un mouvement fictif, comme un bel arbre dont on dit qu’il s’élance ; l’arbre est pourtant bien enraciné, mais c’est sa forme qui donne l’impression d’un mouvement.

En continuant sa réflexion sur la forme, Dom Bellot fait une longue digression sur l’histoire de l’art aussi bien en musique qu’en peinture et en sculpture. L’art moderne, explique-t-il, cherche à exprimer le beau par une maîtrise parfaite de la lumière ; il évoque puissamment des sentiments fugitifs, des scènes de la vie furtives qui ne sont plus dès que le peintre a posé le pinceau. C’est comme la photographie, un instantané… mais qui n’évoque plus les grandes réalités spirituelles.

Au contraire, dit-il, l’art chrétien n’est pas une imitation de la nature, il est une parabole qui évoque une réalité spirituelle plus vraie encore que le réel. « L’art est une parabole. Nous sommes faits pour dominer le monde, et non pas le monde pour nous dominer. Nous sommes faits pour tendre vers Dieu, au moyen des choses visibles ; et c’est toute la noblesse de l’art de pouvoir nous orienter, à sa façon, vers les choses divines et de nous orienter vers l’infini. »

Sa dernière conférence souligne l’importance pour l’architecte de se plier aux lois des techniques de construction. « Les règles dans la production de l’esprit humain n’ont été une entrave que pour les médiocrités ignorantes. Elles sont un secours efficace et un stimulant pour les esprits d’élite. (…)Vous, bâtisseurs, qui êtes tous des gens sérieux, vous devez comprendre mieux que personne la nécessité d’une discipline esthétique dans vos constructions ; c’est la vraie manière de continuer la création, de réjouir l’âme de vos compatriotes, et de faire des œuvres durables qui feront la gloire de votre pays, en augmentant votre patrimoine civilisateur. »

Cette conférence sur les techniques de construction s’achève sur une apologie de l’utilisation de la couleur en architecture. Par un nouveau survol de l’histoire de l’art, le conférencier convainc son auditoire de l’importance de la couleur dans les temps anciens, pratique qui se perdit après la Renaissance, justement au moment où l’art s’émancipait de l’Église.

Il termine ainsi : « Quand les églises ne furent plus les véritables monuments de la nation, les artistes, on peut le dire, n’eurent plus de véritable ouvrage, c’est-à-dire où le beau fût uni à la vérité pour rendre le bien manifeste. Les saints de nos paroisses, dont nos artistes peignaient la vie, étaient les vrais héros d’une société tournée vers ses fins spirituelles. Quel abandon, quelle descente, quelle séparation de quitter saint Pierre, saint Paul et tous les saints, pour peindre les noces d’Achille, ou les aventures du fils d’Hector !

« Le peuple n’eut plus d’art qui lui fût destiné. Les artistes ne travaillaient plus que pour eux-mêmes et se nourrissaient à la table des riches. Ils s’habituèrent à considérer les meilleurs travaux comme des œuvres isolées, personnelles, comme leur idéal, au lieu d’être chrétiennement sociales, comme elles l’étaient autrefois.

« Dans des pays où le sens catholique est très émoussé, réaliser pareil programme de restauration des principes de l’art religieux est difficile ; ici, où la foi est encore si vivace, où la société est chrétienne, il est à souhaiter, je dirais mieux : il est urgent que tous, clients et bâtisseurs, comprennent leur rôle, afin que le Canada devienne une pépinière d’artistes, et possède un art qui le reflète fidèlement. Je ne sais plus qui a dit “  une société a l’art qu’elle mérite.  ” Votre fidélité au catholicisme vous fait mériter de tenir la plus belle place parmi les artistes de notre époque. »
UNE RENAISSANCE COMBATTUE
Le dôme de l’Oratoire en
cours de construction
Malheureusement, ces conférences ne provoquèrent pas l’élan que Dom Bellot escomptait. Il avait chatouillé la susceptibilité d’architectes connus qui se crurent visés par ses propos et qui craignirent de voir fondre leur clientèle ecclésiastique. Ce fut au point que, retourné entre temps en France, il préféra renoncer à leur publication par souci de la paix ; les éditions Fides ne les éditèrent qu’en 1948, sous le titre Propos d’un bâtisseur du Bon Dieu.
Dom Bellot revint cependant au Canada en 1936, appelé à la fois par les Pères de Sainte-Croix et par les Bénédictins de Saint-Benoît du Lac.

Son retour au Québec fut salué par ses partisans. L’Union nationale et son chef, Maurice Duplessis, venaient de chasser les libéraux du pouvoir ; l’Église lança de nombreux projets de construction pour lesquels on sollicita ses avis, comme pour le monastère des Bénédictines des Deux-Montagnes.

Mais la cabale reprit de plus belle. On se gaussait d’églises « à la Dom Bellot » qui n’étaient pas, tant s’en faut, des chefs-d’œuvre, mais notre moine-architecte n’y était pour rien. « Devant les constructions qui révélaient un pillage inconsidéré de son œuvre, se souvient un ami, il se contentait de hausser les épaules et de dire : “ Pendant qu’on s’efforce de me copier, je fais autre chose. ” » Parfois, il s’impatientait lorsqu’on lui attribuait la paternité d’œuvres gauchement inspirées de la sienne : « Mais non, je ne veux même pas en être le père putatif. Voyez comment telle proportion est ratée. »

Il n’empêche que ses farouches adversaires réussirent à faire avorter le projet du gouvernement de lui confier la réforme de l’enseignement des arts au Québec. Ils obtinrent même qu’on lui retire ici son permis d’exercer l’architecture ; il fut à deux doigts de se faire expulser !

Ce conflit allait poser beaucoup de problèmes, surtout pour le chantier de l’Oratoire Saint-Joseph que les Pères de Sainte-Croix lui avaient confié, désespérés de voir la basilique inachevée se dégrader faute de toit, par manque de moyens financiers.

Le mandat de Dom Bellot consistait, en réalité, à refaire le plan proposé par l’architecte Venne, l’un de ses opposants, et déjà accepté par les Pères. Celui-ci avait prévu une basilique sur le modèle du Duomo de Florence, style… Renaissance. Non seulement le coût de la construction était devenu astronomique et prohibitif en cette période de crise économique, mais Dom Bellot fit remarquer que les frais d’entretien seraient aussi astronomiques : comment chauffer un bâtiment avec une telle coupole, comment entretenir ces colonnettes, ces frises, ces dégradés, ces petites fenêtres, lorsque le gel aura fait son œuvre ?

Coupe de l’Oratoire Saint-Joseph
Or, la crypte était construite, les murs de la basilique étaient déjà élevés… Il lui fallait maintenant simplifier les façades et trouver une solution pour le toit, sans avoir la liberté de changer la structure du bâtiment.
Dom Bellot réussit cette gageure. Il eut l’idée d’une double coupole. Une extérieure, très haute, presque autant que celle de Saint-Pierre de Rome, et, à l’intérieur de celle-ci, une nettement plus petite, mais bien proportionnée aux dimensions intérieures du sanctuaire, assez volumineuse pour lui donner toute son ampleur, mais suffisamment petite pour envisager un chauffage raisonnable de la basilique. De plus, par l’emploi du béton armé, il pouvait dégager une large nef et un vaste chœur tout en réduisant considérablement les coûts.
Cependant, la basilique telle que nous la connaissons aujourd’hui n’est qu’en partie son œuvre. Conformément aux principes exposés dans ses conférences, il avait prévu une coloration intérieure du bâtiment qui n’a jamais été réalisée. Le peu qui en avait été fait avant le Concile (les photographies nous ont heureusement gardé quelque chose de la chaleur des tons) a été détruit, pour ne laisser subsister que la mosaïque qui sépare le chœur de la chapelle absidiale. Le dépouillement conciliaire a singulièrement gâché ce sanctuaire où Dom Bellot avait fait preuve de toute sa maîtrise artistique et technique.

Parallèlement, il mena le chantier de Saint-Benoît-du-Lac, qui s’échelonna sur deux ans. Pragmatique comme toujours, Dom Bellot tint compte des contraintes que la pente du terrain lui imposait et des matériaux disponibles, toujours dans la perspective de réduire les coûts sans sacrifier la beauté. Il s’émancipa complètement du plan traditionnel des monastères bénédictins.

Le cloître de l’abbaye Saint-Benoît-du-Lac
Cette fois, il utilise la pierre, qui résiste mieux aux intempéries. Pour le dessin des façades, il reste fidèle à son principe de vérité : l’extérieur reflète l’intérieur. Cependant, la régularité des lignes verticales qu’il souligne par des arêtes, et l’utilisation de petits détails comme la couleur des joints, lui permettent d’obtenir une remarquable impression d’unité.
À l’intérieur, l’emploi des briques et du carrelage de couleur donne à chaque cloître ou partie du bâtiment une atmosphère appropriée.

Ces deux grands chantiers finis, la déclaration de guerre l’empêcha de regagner la France ; le cardinal Villeneuve, archevêque de Québec, lui confia alors la réalisation d’une cathédrale et d’un grand séminaire qu’il voulait voir s’élever près du campus de l’université Laval à Sainte-Foy. Il avança beaucoup le projet en collaboration avec Ernest Cormier, un architecte de Québec, à qui on doit en particulier l’Université de Montréal et le bâtiment de la Cour suprême à Ottawa. Mais l’interdiction qui lui fut faite de travailler au Canada l’empêcha d’aller plus loin ; Cormier bâtit seul le grand séminaire en s’émancipant tout à fait des plans de Dom Bellot, ce qui, au regard du résultat, est fort regrettable.

À la même époque, fin 1941, Dom Bellot ressentit les premières atteintes du cancer qui devait l’emporter. Établi à Saint-Benoît-du-Lac, il continua de prodiguer ses conseils à ses disciples pendant encore deux ans.

Parmi eux, il faut mentionner tout d’abord Adrien Dufresne, dont les œuvres majeures furent les églises Sainte-Thérèse-de-Beauport, Sainte-Sophie-de-Mégantic, Sainte-Thérèse-de-Cowansville et surtout la basilique Notre-Dame-du-Cap; Edgar Courchesne, à qui on doit les églises Sainte-Madeleine-Sophie à Montréal et Saint-Benoît à Granby ; et Léonce Desgagné, au Saguenay, qui nous a laissé en particulier la chapelle de l’Hôtel-Dieu Saint-Vallier et l’église Sainte-Thérèse-d’Avila à Dolbeau.

C’est à l’Hôtel-Dieu de Québec que Dom Bellot s’éteignit le 5 juillet 1944, après une année de grandes souffrances qui lui interdirent toute activité. Il repose au cimetière de l’abbaye de Saint-Benoît-du-Lac.

L’apparition de nouvelles techniques de construction utilisées par les architectes libérés de la tradition par la Révolution tranquille, mit fin à son influence au Québec, au début des années 1960. Toutefois, son œuvre et ses principes demeurent ; ils peuvent encore inspirer un renouveau de l’art religieux, qu’on peut souhaiter peut-être moins influencé par l’esthétique thomiste… Pourquoi pas une architecture de Contre-Réforme catholique, d’inspiration franciscaine et nantiste pour la renaissance du culte eucharistique et marial !