15 mars 2015

[Yves Chiron - Aletheia] La foi d'un papabile

SOURCE - Yves Chiron - Aletheia - n°230 - 15 mars 2015

Le titre de cette pauvre recension ne lui plairait pas, ou du moins ne lui plairait qu’à moitié. Certes le cardinal guinéen Robert Sarah est un homme de foi, mais il lui déplairait qu’on rappelle qu’au moment du dernier conclave les journaux du monde entier le citaient parmi les papabili et qu’aujourd’hui encore le nom de ce saint cardinal (pour une fois le mot ne me semble pas trop fort), circule comme un possible pape, le premier d’Afrique noire, en cas de vacance inattendue [NOTE: Le geste accompli par Jean-Paul II en 1992 (p. 101) est peut être prophétique…]. Il n’aura que 70 ans en juin prochain [NOTE: Le cardinal Bergoglio devint le pape François à 76 ans ; le cardinal Ratzinger devint le pape Benoît XVI à 78 ans].

Dans des entretiens très intelligemment menés par Nicolas Diat [NOTE: Cardinal Robert Sarah, Dieu ou rien. Entretien sur la foi, entretiens avec Nicolas Diat, Fayard, 417 pages. Nicolas Diat est aussi l’auteur d’un bon livre sur Benoît XVI : L’Homme qui ne voulait pas être pape, Albin Michel, 2014.], le cardinal Sarah raconte son itinéraire et surtout exprime ses convictions sur la situation de l’Église et du monde.

Il est né en 1945 à Ourous, un village au nord de la Guinée, dans une famille animiste (son père ne sera baptisé qu’en 1947). Avec une grande lucidité, et loin de se culpabiliser d’avoir renié la religion de ses ancêtres, le cardinal Sarah affirme aujourd’hui à propos des pratiques animistes dont le socle est l’initiation: « L’initiation pourrait paraître positive ; mais en réalité, le rite est une feinte, une dissimulation qui utilise le mensonge, la violence et la peur. […] On y cultive une soumission servile aux traditions par peur d’être éliminé en ne se conformant pas aux prescriptions. […] L’initiation nous rend esclaves de notre milieu, claquemurés dans le passé et la peur » (p. 25-26).

Il reconnaît, à de très nombreuses reprises dans le livre, tout ce qu’il doit aux Spiritains qui avaient établi un poste missionnaire dans son village dès 1912. C’est un missionnaire spiritain qui l’a baptisé le 20 juillet 1947, à l’âge de deux ans, et c’est un autre spiritain, guinéen, Mgr Tchidimbo, qui l’a ordonné prêtre en 1969.

En avril 1978, Paul VI en fait le plus jeune évêque du monde – il n’a que 33 ans – mais il ne pourra être consacré que sous le pontificat de Jean-Paul II, après la libération de Mgr Tchidimbo qui aura passé près de 9 ans dans les prisons du dictateur Sékou Touré. Le gouvernement du diocèse de Conakry sous une telle dictature fut difficile. Mgr Sarah eut à livrer aussi des « combats intérieurs » qui lui révélaient, dit-il, « de manière toujours plus évidente mon incapacité objective à conduire l’Église de Conakry ». Les moyens spirituels – et ascétiques – employés pour faire face à ces difficultés sont impressionnants de détermination (p. 98-99).

En octobre 2001, Mgr Sarah est nommé secrétaire de la Congrégation pour l’Évangélisation des peuples. Les neuf ans passés dans cette Congrégation lui ont donné une vue universelle de l’Église qui l’a empêché de tomber dans des considérations forcément pessimistes : « En Europe, nous avons toujours l’impression que le catholicisme a entamé son agonie. Il suffit de rester une semaine à la Congrégation pour comprendre que l’Église possède au contraire une vitalité extraordinaire. Nous vivons un ”nouveau printemps du christianisme”, comme aimait à dire Jean-Paul II. En 1900, il y avait 2 millions de catholiques africains ; aujourd’hui, ils sont 185 millions. En Asie, le catholicisme, provoqué et stimulé par la tradition de différentes mystiques, incarne la modernité » (p. 105-106).

En 2010, Benoît XVI nomme Mgr Sarah président du Conseil pontifical Cor unum et le crée cardinal. Puis en novembre 2014 le Pape François le nomme préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements.
Une liturgie « qui s’éloigne du divin »
Le cardinal Sarah, familier de Solesmes et du grégorien, a toujours accordé une grande attention au caractère sacré de la liturgie. Dans ce livre, il rapporte un souvenir douloureux qui remonte au début du concile, en 1962 ou 1963, alors que la constitution sur la liturgie (Sacrosanctum Concilium) n’était même pas encore promulguée. Déjà la révolution liturgique s’engageait de façon anarchique dans plusieurs pays [NOTE : Souvenir de la même époque, alors que le jeune Robert Sarah rejoint en septembre 1964 le Grand séminaire de Nancy pour poursuivre ses études cléricales, il constate : « L’habit ecclésiastique n’était plus forcément respecté – le col romain remplacé par un pull-over à col roulé – et c’est finalement l’identité sacerdotale qui perdait sa visibilité en disparaissant dans l’anonymat ; la soutane se transformait peu à peu en habit liturgique dont on se débarrassait aussitôt les célébrations terminées » (p. 54)], y compris en Afrique donc : « La cathédrale de Conakry avait un choeur élégant et ouvragé, raconte le cardinal Sarah, avec une belle réplique du baldaquin du Bernin, entourée de très beaux anges. Au moment des premières discussions sur la réforme liturgique, Mgr Tchidimbo est revenu à Conakry en ordonnant la destruction du baldaquin et du maître-autel. Nous étions en colère, incrédules devant cette décision précipitée. Avec une certaine violence, nous passions sans aucune préparation d’une liturgie à une autre » (p. 120-121).

Plus loin, le nouveau préfet de la Congrégation pour le culte divin reconnaît qu’une fois la constitution conciliaire promulguée bien des errements se sont produits sans attendre les textes normatifs d’application en préparation: « Malheureusement, aussitôt après le concile, la Constitution sur la liturgie ne fut pas comprise à partir du primat fondamental de l’adoration, de l’agenouillement humble de l’Église devant la grandeur de Dieu, mais plutôt comme un livre de recettes… Nous avons vu toutes sortes de créateurs ou d’animateurs qui cherchaient davantage à trouver des astuces pour présenter la liturgie de manière attrayante, plus communicative, en impliquant toujours plus de gens, mais en oubliant que la liturgie est faite pour Dieu. Si Dieu devient le grand absent, toutes les dérives sont possibles, des plus banales aux plus abjectes. […]

Si nous faisons la liturgie pour nous-mêmes, elle s’éloigne du divin ; elle devient un jeu théâtral ridicule, vulgaire et ennuyeux. Nous aboutissons à des liturgies qui ressemblent à des opérettes, à une fête dominicale pour se divertir ou se réjouir ensemble après une semaine de travail et de soucis de toutes sortes. Dès lors, les fidèles repartent chez eux, après la célébration eucharistique, sans avoir rencontré personnellement Dieu ni l’avoir écouté au plus intime de leur coeur. Il manque ce face-à-face contemplatif et silencieux avec Dieu qui nous transforme et nous redonne des énergies qui permettent de le révéler à un monde de plus en plus indifférent aux questions spirituelles. Le coeur du mystère eucharistique est la célébration de la Passion, de la mort tragique du Christ et de sa Résurrection ; si ce mystère est noyé dans de longues cérémonies bruyantes et chamarrées, le pire est à craindre. Certaines messes sont tellement agitées qu’elles ne sont pas différentes d’une kermesse populaire. Il nous faut redécouvrir que l’essence de la liturgie restera éternellement marquée par le souci de la recherche filiale de Dieu « (p. 150-151).

Le cardinal Sarah est un des cardinaux qui ont accueilli le motu proprio sur la liturgie traditionnelle Summorum pontificum (07/07/2007) « avec confiance, joie et action de grâce » (p. 400). Rappelons qu’un mois à peine avant d’être nommé Préfet de la Congrégation du Culte divin, il recevait, en octobre 2014, les représentants du 3e pèlerinage Summorum Pontificum à Rome [NOTE : Ce 3e pèlerinage international des fidèles attachés à la liturgie traditionnelle a rassemblé plus de 300 prêtres et 2 000 pèlerins venus du monde entier].

Dans ce livre d’entretiens, il dit ce qui fait la richesse de la messe traditionnelle : « Il est probable que dans la célébration de la messe selon l’ancien missel, nous comprenions davantage que la messe est un acte du Christ et non des hommes. De même, son caractère mystérieux et mystagogique est perceptible de façon plus immédiate » (p. 401).
« L’Église d’Afrique s’opposera »
Sur les questions relatives au mariage, au divorce, à l’homosexualité, à l’admission à la communion des divorcés remariés et à la reconnaissance par l’Église des unions homosexuelles, le cardinal Sarah a des propos clairs. Il rappelle que le divorce, le remariage civil des divorcés ou leur concubinage « sont l’occasion d’un grand scandale » (p. 360). Certains – y compris des cardinaux et des évêques – pensent que « le divorce est tellement fréquent aujourd’hui que son scandale n’existe plus… Selon ce raisonnement, nous pourrions donc admettre les divorcés remariés à la sainte communion ». Le cardinal Sarah estime que la banalisation d’une situation ne change en rien, sur le fond, à la nature du scandale : « Ce type de raisonnement repose sur une mauvaise compréhension de la notion même de scandale. Ce dernier n’est pas un choc psychologique, mais une action qui entraîne délibérément autrui à pécher. En aucun cas, le pécheur ne doit tenter ni pousser l’autre à pécher. La tentation est un effet du péché lui-même. Or, la multiplicité des divorces et des remariages sont des péchés qui provoquent des situations sociales ou des institutions contraires à la bonté divine » (p. 361).

Il contredit frontalement le cardinal Marx, président de la conférence des évêques allemands, qui affirmait en décembre dernier : « La recherche d’un accompagnement théologiquement responsable et pastoralement approprié des croyants divorcés ou divorcés et remariés civilement figure partout dans le monde parmi les défis urgents de la pastorale familiale et conjugale dans le contexte de l’évangélisation». Le cardinal Sarah lui répond : « J’ai beaucoup de respect pour le cardinal Reinhard Marx. Mais cette affirmation si générale me semble être l’expression d’une pure idéologie que l’on veut imposer à marche forcée à toute l’Église. Selon mon expérience, en particulier après vingt-trois années comme archevêque de Conakry et neuf années comme secrétaire de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples, la question des ”croyants divorcés ou divorcés et remariés civilement” n’est pas un défi urgent pour les Églises d’Afrique ou d’Asie. Au contraire, il s’agit d’une obsession de certaines Églises occidentales qui veulent imposer des solutions dites ”théologiquement responsables et pastoralement appropriées”, lesquelles contredisent radicalement l’enseignement de Jésus et du magistère de l’Église » (p. 403).

Le cardinal Sarah lance même une mise en garde : « J’affirme avec solennité que l’Église d’Afrique s’opposera fermement à toute rébellion contre l’enseignement de Jésus et du magistère » (p. 405).

Auparavant dans le livre il avait souligné combien les divisions doctrinales représentent un danger:

«Désormais, l’unité de l’Église est menacée au plan de la doctrine révélée, car nombreux sont ceux qui considèrent leur propre opinion comme la véritable doctrine!

Une des plus grandes difficultés actuelles se trouve dans des ambiguïtés ou des déclarations personnelles sur des points doctrinaux importants qui peuvent conduire à des opinions erronées et dangereuses. Ces errements désorientent beaucoup de fidèles. Sur des questions très graves, il existe parfois des réponses contradictoires apportées par le clergé et des théologiens. Comment le peuple de Dieu ne put-il pas être perturbé par de tels comportements ? Comment les baptisés peuvent-ils être certains de ce qui est bon ou mauvais ? La confusion sur la véritable direction à prendre est la plus grande maladie de notre époque » (p. 163-164).

À l’encontre de suggestions ou de projets qui viseraient à donner plus d’autorité et de pouvoir aux conférences épiscopales, il affirme : « nous commettrions un grave péché contre l’unité du Corps du Christ et de la doctrine de l’Église en donnant aux conférences épiscopales une autorité ou une capacité de décision sur des questions doctrinales, disciplinaires, morales » (p. 158). Sur ce thème, il cite longuement le discours de Pie XII aux évêques en novembre 1954 et il fait référence à la lettre apostolique de Jean-Paul II Apostolos suos (21 mai 1998).

Sans pouvoir faire un relevé exhaustif de tous les points saillants de ce livre d’entretiens, on notera encore les considérations sur la théorie du genre qualifiée de « supercherie immorale et démoniaque » (p. 229), sur le « féminisme idéologique qui peut être apparemment généreux dans ses intentions, et fallacieux dans ses visées profondes » (p. 169), sur le scandale de la vie du P. Marcial Maciel, fondateur des Légionnaires du Christ (p. 316-319) qui illustre un mystérieux « combat entre le bien et le mal » : « cet homme a construit une oeuvre de Dieu en même temps qu’il portait à travers sa propre personne les germes de la destruction. […] Dieu a beaucoup donné, tandis que des actions secrètes et malfaisantes ne cessaient de répandre leurs venins diaboliques. En même temps que Dieu construisait une oeuvre magnifique, le démon s’est acharné de façon toujours plus hideuse pour ruiner l’oeuvre jusque dans ses fondations».
La fidélité du pape François
Le cardinal Sarah fait confiance au synode sur la famille qui connaîtra sa seconde phase en octobre prochain et à l’action du pape François : « Comment un synode pourrait-il revenir sur l’enseignement constant, unifié et approfondi du bienheureux Paul VI, de saint Jean-Paul II et de Benoît XVI ? Je place ma confiance dans la fidélité de François » (p. 405).

Cette fidélité du pape François à l’enseignement traditionnel de l’Église sur le mariage, on la constate une nouvelle fois dans une interview que le Pape vient d’accorder à une chaîne de télévision mexicaine et dont l’agence Zenit (14/03/2015) cite certains extraits :

« À une question sur le synode pour la famille, le pape reconnaît que la famille passe par une crise jamais vue auparavant.

Mais il ajoute, sans détour : “Je crois qu’il y a des attentes démesurées“, à propos de la possibilité de la communion pour les catholiques divorcés et remariés ou en matière d’homosexualité.

En donnant la communion aux personnes divorcées remariées “on ne résout rien“, explique le pape: “Ce que l’Église veut, dit-il, c’est que tu t’intègres à la vie de l’Église“. Pour ceux qui disent “non, moi je veux communier et c’est tout“ la communion n’est qu’une “cocarde“, qu’un “titre honorifique“, estime le pape. »

La Manif pour tous « une manifestation du génie du christianisme »
Dans le livre d’entretiens, le cardinal Sarah affirme : « Aujourd’hui en Europe, il existe des pouvoirs financiers et médiatiques qui cherchent à empêcher les catholiques d’user de leur liberté. En France, la ”Manif pour tous” donne un exemple d’initiatives nécessaires. Ce fut une manifestation du génie du christianisme » (p. 214).

Dans un entretien accordé au site Aleteia [NOTE : Site dirigé par Jesus Colina (un ancien de Zenit) et qui n’a aucun lien organique avec la modeste Aletheia], le 3 mars dernier, le cardinal Sarah a renouvelé ce soutien et a encouragé à poursuivre le combat : « Notre mission, en tant que chrétien, est de témoigner de notre foi. Nous savons que la famille est une réalité voulue par Dieu. Nous savons ce qu’elle représente pour l’Église et la société : sans elle, il n’y a pas d’avenir, ni pour l’une, ni pour l’autre. La Manif pour tous rentre donc dans le témoignage de foi des chrétiens, qui défendent cette réalité. Je n’hésite pas à l’affirmer : je soutiens parfaitement cette manifestation dans ses différentes éditions. Elles sont l’expression de la fidélité à l’Église et à la foi.

Pourtant, à première vue, elles ont échoué !

Le Christ aussi, apparemment, a échoué : après trois ans de vie publique, il a été tué, mis au tombeau et le tombeau a été scellé ! Mais il est ressuscité et a vaincu le mal. La Manif pour tous, dans ses différentes expressions, n’a pas pu empêcher les décisions des politiques. Mais elle a obtenu une grande victoire : elle a réussi à redonner de la vigueur aux familles. C’est sa grande victoire. À cause de cela, elle doit se poursuivre. Ce n’est pas un acte ponctuel. Il faut continuer à écrire, sortir, manifester ! Il faut aussi encourager des foyers solides qui se battent pour que l’amour continue et ne meure pas.


Que voulez-vous dire ?

L’amour est comme une fleur dans le désert, que l’on doit arroser et clôturer pour empêcher que les bêtes ne la mangent. Avec quoi clôture-t-on l’amour ? Avec l’attention quotidienne. Avec quoi l’arrose-t-on ? Avec le pardon. Il faut aussi veiller à ce que cette plante soit soignée, par la prière, la rencontre et le dialogue. Sans cela, la plante, l’amour meurent. Une plante ne peut pas survivre si elle n’est pas entretenue. Toutefois, le grand jardinier c’est Dieu. Si une famille Le rejette, elle ne dure pas. Manifester, c’est bien. Mais il faut soigner nos familles. Il faut veiller à ce que l’amour, don précieux, soit maintenu vif dans le coeur des conjoints et vécu en famille.»